Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

lundi, août 14, 2017

"BRASIER D'ÉTOILES"


Enregistrement 15/5/2017, passage, semaine du 22/5/27/5/17

RADIO DIALOGUE RCF

(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 273

lundi : 12h15 et 18h15 ; samedi : 17h30

Semaine 21

Brasier d’étoiles
(Rediffusion)

Voici un disque que l’on a du bonheur à saluer. Oui, l’art non plus n’a pas de frontières et meurt en vase clos, faute d’oxygène universel. Justement, voici un disque d’ici, par des artistes d’ici, des talents et un génie d’ici, qui dépasse tout régionalisme, tout nationalisme étriqué pour, partant d’ici, parlant d’ici, parle de nous et parle à tous, convoque, de chez nous, un universel d’art et d’amour, poésie, musique, chant et piano. Il vient de sortir sous le label Maguelone et s’appelle, nom significatif, cosmique, Brasier d’étoiles. C’est le nom d’un ensemble de neuf poèmes d’Alain Borne (1915-1962), cycle de mélodies pour soprano et piano, mis en musique par Lionel Ginoux, jeune compositeur marseillais. Les interprètes en sont, pour la voix, Jennifer Michel, jeune soprano de Nîmes qui a fait ses classes dans le regretté CNIPAL de Marseille (Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyrique), que l’on applaudit sur de nombreuses scènes lyriques, notamment à l’Opéra de Marseille et qui nous fit la grâce d’illuminer de son timbre notre concert de Noël au temple Grignan, le 4 décembre 2016. La pianiste, c’est Marion Liotard qui y fut longtemps maître de chant et remarquable accompagnatrice très sollicitée.
Mais la première partie de ce disque de mélodies est consacré à un compositeur marseillais aux origines corses, sans doute le plus grand, Henri Tomasi (1901-1971) que l’on peut qualifier, sans emphase, de génie, à l’œuvre immense, où la quantité ne cède en rien à la qualité, qu’on ne cesse de découvrir ou de redécouvrir, avec une surprise émerveillée.
 Et ce n’est pas seulement parce que, en effet, Tomasi a touché à tous les genres : musiques instrumentales, orchestrales ou solistes, pour les instruments les plus variés ; œuvres vocales, des chansons du folklore corses recueillies et harmonisées aux compositions grandioses pour chœur et orchestre ou piano, en passant par les œuvres pour voix seule et piano ou a cappella. Les œuvres scéniques abondent, de la musique de film, pour son et lumière, aux pièces radiophoniques et ballets (13 opus) et pas moins de onze opéras dont nous avons eu la chance, à Marseille, d’admirer, il y a trop longtemps, au moins trois indiscutables chefs-d’œuvre, Don Juan de Mañara, d’après Milosz, L’Atlantide, d’après Pierre Benoît, et un passionné Sampiero Corso.
Grand compositeur français qui honore son pays, joué dans le monde entier, on ne l’honore guère en France. C’est pourquoi on se réjouit que ces jeunes interprètes lui prêtent leur talent et leur enthousiasme dans ce disque qui contient quatre mélodies du cycle Cantu di Cirnu nom grec de l’île, ‘Chants corses’ des mélodies écrites entre 1929 et 1933 sur des poèmes de Santu Casanova (1850-1936). Nous écoutons aussitôt, par la lumineuse Jennifer Michel accompagnée au piano par Marion Liotard, un extrait du Cantu di malincunia (1933), ‘Chant de mélancolie’ :

1) PLAGE 1

À côté de ces chants corses, on trouve également un poétique Chant de la fée des îles et quatre Chansons de Geishas (1935) sur des poèmes de René Dumesnil (1879-1967). Voici un bref exemple, un bref extrait de Fête à Katushita, qui fut dédié à la grande Janine Micheau :

2) PLAGE 7 

On découvrira avec ravissement les autres mélodies de Tomasi. 

Lionel Ginoux, vit et travaille à Marseille. Jeune encore, il a déjà une œuvre abondante derrière lui jouée en France et à l’étranger, pour orchestre (symphonies, concertos), chœur, ensemble instrumental, opéras de chambre (Vanda, Médée Kali,) et de très nombreuses mélodies. Comme Henri Tomasi en son temps, sans être inféodée à aucune école, son œuvre, aux formes très diverses, se caractérise par une liberté d’écriture où prime un lyrisme à la fois rythmique et sensible. Un brasier d’étoiles est à l’origine un cycle de huit mélodies, dédié à Marion Liotard, la pianiste, sur les poèmes d’Alain Borne, auquel s’ajoute une neuvième dédiée à l’interprète Jennifer Michel. Nous en écoutons un extrait, qui nous permet d’apprécier le long ambitus vocal, dramatique ici, assumé par la jeune soprano solaire dont la voix a mûri en médium sans perdre de sa légèreté dans l’aigu. Voici :« J’ai vécu sans amour comme vivent les pierres… » :

3) PLAGE 17

       Brasier d’étoiles, ardente constellation nocturne, est semé de sombres harmonies, de dissonances, avec un traitement parfois subtilement jazzy du piano, violentes vibrations des graves, gros bouillons d’arpèges, trilles obstinés, sur une ligne vocale cantabile parfois hérissée d’aigus comme les crêtes écumeuses d’une mer tourmentée. La pianiste Marion Liotard, rompue à la subtilité de l’accompagnement, au Brasier d’étoiles et ses fulgurances ombreuses, orageuses, fait dérouler et déferler les flots presque wagnériens, orchestraux de ce piano de Ginoux, conçu à sa mesure : c’est un capitaine inexpugnable de force dans la tempête, un phare pour la voix. À part la mélodie 4, « Dis-moi… », d’une délicatesse intimiste, debussyste par la couleur transparente et la ligne simple de la voix et du piano rêveur, et la 6, trouée de silences étranges, l’ensemble est d’une violence qui n’exclut pas la langueur sensuelle parfois, servie par la voix charnue de Jennifer Michel.
          Nous nous quittons sur « je voudrais… », dernière mélodie du cycle :

4) PLAGE 18

     Label Maguelone Brasier d’étoiles, mélodies, d’Henri Tomasi et de Lionel Binoux, Jennifer Michel, soprano, Marion Liotard, piano, Préface de Jean-Marie Jacono, spécialsite de Tomasi



vendredi, août 11, 2017

CAPTATION TÉLÉ AÏDA : ARGUS AUX YEUX MULTIPLES


Aïda, de Guiseppe Verdi,

(1871)

Chorégies d’Orange

Captation du 5 juillet 2017



Retransmission télévisuelle du mercredi 9 août sur la 5


         Rien ne remplace le spectacle vivant, qui se fait —ou se défait sous nos yeux, c’est le risque— avec des acteurs vivants, leur grandeur mais aussi, éventuellement, leurs faiblesses, bien humaines. Une captation filmique, une retransmission télévisée, unit le paradoxe magnifique de voir, de revoir, mais avec un autre regard que le nôtre, avec des yeux démultipliés par les caméras, un spectacle passé, dont nous fûmes témoin en spectateur d’une place fixe, redevenu présent, et présent à volonté si on l’a enregistré. Focalisé de sa place fixe, le regard à l’évidence partiel que l’on y a, sans être forcément partial mais tout de même inévitablement subjectif, devient multifocal sous l’objectif mouvant de la caméra.
         Un spectacle est toujours spatialisé, on en reçoit les images, on en perçoit la musique selon l’endroit où l’on est situé : la proximité peut incliner en faveur d’un acteur selon qu’on en soit plus près ou non, à cour ou à jardin, et il est certain que, placé près des cordes ou des percussions on n’a pas la même sensation musicale. C’est donc aussi la magie, l’illusion de la captation radiophonique, microphonique, d’homogénéiser l’écoute générale, l’amplifiant sans doute, tout en particularisant des détails en gros plans, le chef, les musiciens solistes, les chanteurs ou les fondant dans des plans généraux de l’orchestre, des chœurs.
Ainsi, sans renverser absolument le jugement critique que j’ai exprimé dans mon article ci-dessus sur la première d’Aïda le 2 juillet, avec la grande distance du dixième rang de gradins sur les trente-quatre de l’immense théâtre, dont il faut rappeler que même les chanteurs, à l’avant-scène, sont à plus de trente mètres du chef pour en dire l’échelle, cette remarquable captation, abolissant ou accusant les distances, plans panoramiques ou serrés, m’a permis de revivre au plus près un spectacle, malgré mes réserves, et d’en nuancer certaines critiques.
Je rappelle simplement l’indiscutable réussite orchestrale et chorale, succès justifié d’Anita Rachvelishvili en impérieuse et humaine Amnéris, expressive autant dans son jeu qu’explosive dans la voix, Nicolas Courjal en Ramfis jeune grand prêtre glacial, à la voix d’ombre contrastant sur la blancheur de sa robe, Quinn Kelsey en Amonasro belliqueux et vigoureux, Ludivine Gombert en prêtresse éthérée, en nuances d’azur ou de Nil : la proximité sonore plus grande que leur offre le micro permet d’en goûter davantage la qualité vocale. En revanche l’Aïda d’Elena O’Connor, favorisée par ses talents de comédienne à l’image, bénéficie d’un gain de volume appréciable mais le micro accuse son excessif vibrato. En Pharaon, le flou José Antonio García gagne en présence et en projection. Quant au Radamès de Marcelo Álvarez, malgré la beauté d’un timbre souple et chaud, il accuse de près les défauts perceptibles de loin : phrases hachées en dépit de la syntaxe dans son premier air, si bémol tendu et peu tenu, sans le double pp, repris à l’octave.
Le générique est une belle création. Comme des souvenirs surgis du passé d’une mémoire très ancienne trouée d’incrustations de visages, ceux des chanteurs, des images classiques d’un art égyptien à son plus haut niveau : tête de la belle Néfertiti, de Toutankhamon ; sur son socle élégant de marbre, le hiératique chien noir Anubis sur ses pattes, longues oreilles dressées aux rehauts d’or à l’intérieur comme son collier et rubans, qui trône, veillera, marmoréen, sur tout le drame.
Alors que la réalité de la présence physique au spectacle nous cloue, prisonnier de notre place, nous impose une même optique sur l’immensité de la scène lointaine, la retransmission télévisée, comme effaçant les limites du petit écran, nous offrira la magie de l’ubiquité du regard d’une infatigable caméra agile, ailée dirait-on, survolant, surplombant l’immense théâtre antique, avec des plongées saisissantes sur l’ovale lumineux de la fosse d’orchestre, éclairant soudain en gros plan, papillons de nuit, quelques partitions sur les pupitres des musiciens, quelques instrumentistes. Inversant diamétralement son optique, elle nous révèle, de la scène, la vision frontale, grandiose, effrayante, qu’ont les chanteurs de tout le théâtre bondé, nous donne à voir le chef de face, passant une main rapide sur ses cheveux ébouriffés par le vent, puis s’envole par des panoramiques offrant une vision idéale, la nette épure au sol de ce long tapis souligné du plateau relevé symétriquement sur ses deux bouts par les gradins, imperceptible dans sa globalité de notre place de fourmi. La parfaite symétrie à trois côtés de rectangle, le quatrième étant le trait de l’avant-scène, l’alignement blanc des prêtres, devient ici sensible et le cercle, la ronde des premières danseuses vraiment à l’ancienne qui s’y circonscrit prend alors un sens plastique, géométrique qui nous échappait.
Les encombrants éléments de décor, Anubis, trois pyramides, le temple de Memphis ou Thèbes, celui de Philae, l’obélisque, le buste de Toutankhamon, écrasés par la perspective presque horizontale de notre dixième rang, s’aèrent dans l’espace de plans larges, semblent prendre une juste proportion par rapport au gigantesque mur antique, du moins perçus individuellement, quand la caméra les singularise, soulignant leur intrinsèque beauté.

Le temple, perçu en fond central d’un symétrique déploiement latéral de prêtres blancs, le Grand Prêtre puis la Prêtresse au milieu, donne une étonnante illusion de vérité ; quand les personnages sont habilement captés au pied des socles, l’échelle réduite de ces maquettes de monuments paraît alors justifiée.
Sans doute pensés pour la proximité intimiste de la caméra, on découvre certains détails raffinés, invisibles à l’œil nu : coiffes, coiffures luxueuses, mèches emperlées d’Amnéris, son maquillage, son fauteuil historié, fleur de lotus des colonnettes du délicat métier à tisser, harpes de ses femmes ; nuances des costumes sombres imperceptibles à la distance ; le danseur soliste, ses sauts de biche et entrechats, etc. On perçoit de la sorte la cohérence des ensembles et du détail dans la fluidité du flot continu de la musique qui, par le choix judicieux des angles et des images, n’est pas parasitée ici par l’accumulation mouvante, trop voyante des blocs de décors.
Comme celle du spectacle, il y a une mise en scène des images : on saluera donc  aussi l’intelligente dramaturgie d’une sorte de découpage des plans d’ensemble des situations aux gros plans des visages expressifs des personnages qui la subissent : c’est une véritable lecture qui se surimpose à celle de la mise en scène en captant au plus près les émotions violentes des héros. Loin de l’outrance lyrique qui affligeait parfois le jeu pour compenser la distance du dernier rang, ces chanteurs d’aujourd’hui, ne déméritaient pas dans les gros plans, autrefois éprouvants pour le spectateur, émouvants ici par une vérité humaine rendue sensible et proche par une caméra pleine de douce empathie : Elena O’ Connor, profil digne d’un pur dessin ou bas-relief égyptien, biche effarouchée, effrayée, terrorisée au fil ascendant de l’action, crédible et touchante Aïda par son jeu retenu ; Anita Rachvelishvili, dans la plénitude d’une féminité heureuse, a la morgue de la princesse aux fausses douceurs maternelles envers son esclave favorite, puis rebutée en amour, elle est en bute aux fureurs de la jalousie sans sombrer dans la caricature, âme souffrante enfin de la douleur d’autrui, visage tragique, fondu enchaîné dans une ingénieuse condensation de deux plans,  surimposé sur le fond effrayant des prêtres condamnant à mort son bienaimé ; de Nicolas Courjal, inflexible Grand Prêtre vêtu de lin blanc candide comme dirait Hugo, on distingue le clair regard pour des pensées sûrement aussi sombres que sa voix, aussi agitées qu’il est raide et roide à tenir sa crosse, symbole de son pouvoir religieux ; Quinn Kelsey, tempétueux dans sa voix, est orageux dans son attitude, crédible en roi éthiopien coiffé à la rasta. Voix mystique et mystérieuse des coulisses du temple, en Prêtresse issue de l’ombre, Ludovine Gombert, immobile statue aux voiles ailés de vent, est une éloquente muette divinité. On a le plaisir de trouver un visage au clair Messager de Rémy Mathieu, et même le Pharaon José Antonio García, avec le bénéfice du micro amplificateur et de la caméra scrutant son visage, gagne à être vu de près. Seul Álvarez déçoit, la caméra, impitoyable, rendant trop manifestes ses tics de ténor à l’ancienne, avec des coups de menton trop visibles pour donner le moindre aigu.

Plongées, contreplongées sur les personnages, interrogeant, scrutant, caressant le visage des héros, nous rendant plus sensible leur proche humanité, la caméra, sans s’attarder de façon pesante, capte en passant des groupes qu’on dirait sculpturaux s’ils n’étaient en mouvement, tels les prêtres solennels aux plis des robes balayés de vent, adagio pour les musiciennes, allegro agité pour la sombre houle de la folle foule de dames balzaciennes avec l’écume blanche de leur col, contrepoint aux déchirements d’Amnéris, la prière suppliante et dansante de ses femmes en blanc, agenouillées.
  Mais ce regard objectif souligne cruellement le ridicule des anachronismes en fond de scène XIXe aux antiques Égyptiens, ces bourgeois repus faisant de l’art repos dominical et ces prêtres, peut-être des jésuites ou d’autres congrégations, célébrant l’érection du phallique obélisque, chantant en chœur la gloire de Pharaon et les divinités païennes du panthéon égyptien. Après avoir personnalisé à coup sûr Vivant Denon que j’ai identifié dans mon précédent article, premier importateur d’antiquités égyptiennes pour le Louvre du futur empereur Napoléon, sans doute Paul-Emile Fourny a-t-il voulu, par cette indiscrète inclusion anachronique, rappeler (mais à quel savant spectateur s’adresse-t-il en l’absence, à ma connaissance, de toute explicite « Note d’intention »?) que le premier fonds important d’antiquités égyptiennes, est acquis  par le roi Charles X en 1826, ou que, dix ans après, sous Louis Philippe, Paris reçut en cadeau cet obélisque en hommage à Champollion, mort, qui avait réussi à traduire la Pierre de Rosette. À ce compte, les cryptiques intentions des metteurs en scène, aussi indéchiffrables que les hiéroglyphes pour le profane, auraient besoin d’un autre Champollion, nommé par Charles X, en 1826 conservateur de la division des monuments égyptiens du Louvre. Ainsi, vue de loin ou de près, on est informé et confirmé de la richesse culturelle indubitable d’un spectacle, gommée par la distance et, au contraire, démultipliée par sa proximité télévisuelle, mais qui, sans annonce subtile, se dénonce à l’œil, proche ou lointain, comme une arbitraire imposition, superposition et non cohérente fusion avec l’œuvre.
Mais il est vrai aussi que la multiplication, le morcellement avide des plans par les yeux multiples des caméras, jonglant avec virtuosité avec les images, nous permet de les savourer dans leur diverse et singulière beauté même si elles ne sont pas assujetties à une homogène et cohérente globalité historique : les trompettes à l’ancienne affrontées du haut des deux plateaux face à face, sont belles en soi, le plan fixe sur les grenadiers de la Garde nous épargnant de les confronter à la foule en liesse des guerriers égyptiens. On ne boude pas non plus à la machinerie de l’érection de la pyramide de Louxor (de la Concorde !)
On parle aujourd’hui d’un proche futur de « l’homme augmenté », aux moyens et facultés accrus par l’informatique et la techno-médecine, par des implants scientifiques, relayant les vieux mythes d’Icare, d’Argus. Mais n’y sommes-nous pas, depuis longtemps, avec des lunettes qui augmentent notre vue, des appareils auditifs qui corrigent notre audition, entre autres, avec ces téléphones qui prolongent désormais naturellement nos bras, nous donnant accès, connexion immédiate au monde ? Et que dire de ces caméras, tel l’Argus du mythe aux cent yeux, qui démultiplient les points de vue, la vision, nous offrant avec ces projections qui font présent d’un événement passé, le rêve fou, faustien, d’un regard total.

Aïda, de Guiseppe Verdi,
 (1871)
Chorégies d’Orange
Pour la distribution, voir ma critique de la première du 2 août ci-dessous.
Captation du 5 juillet 2017
Retransmission télévisuelle du mercredi 9 août sur la 5
A voir ou revoir sur France télévision, Culture box

Une coproduction
ACTE4 productions, Radio France
En association avec les Chorégies d’Orange,
Avec la participation de France télévisions,
Le soutien du Centre national de l’image animée,
Producteurs délégués Alexandra Clément et Jacques Clément,
Réalisateur : ANDY SOMMER ;
Prise de son et mixage : Radio France ;
Musicien metteur en onde : Daniel Zalay ;
Directeur du son : Yves Baudry.
Génériques : Emmanuel Duchemin.

Crédit photos : voir article précédent.





samedi, août 05, 2017

AÏDA AU BRITISH MUSEUM


        
Aïda, 
de Guiseppe Verdi,

livret d’Antonio Ghislanzoni d’après le texte de Camille du Locle

Créé à l’Opéra Khédival du Caire, le 24 décembre 1871

Chorégies d’Orange

2 août 2017
        Cet opéra déjà plus que séculaire sur l’Égypte multimillénaire, semble tourner rond chez nous avec déjà cinq occurrences sinon versions concurrentes en près de dix ans depuis celles de Charles Roubaud en 2006 et 2011 aux Chorégies, plus Marseille 2008, Toulon 2013 de Paul-Émile Fourny et cette dernière de ce dernier de 2017. Face à cette temporalité et intemporalité, ou éternité, ma présentation de cette œuvre immuable ne peut guère changer au fil de ce temps que de quelques nuances glanées à toutes ces reprises. 
 
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          L’œuvre : monument d’invraisemblances
         Sur commande du Khédive d’Égypte pour son opéra du Caire flambant neuf qui avait fêté l’ouverture du Canal de Suez en 1869 avec Rigoletto, Verdi compose un opéra « égyptien », Aïda, créé en 1871. Malgré la caution archéologique du grand égyptologue Mariette, le livret de Camille du Locle est d’une plaisante invraisemblance de situations que sauve la musique de Verdi, qui ne ment humainement jamais.
En effet, un général égyptien, Radamès, dédaignant une aimante princesse promise au rang de Pharaon, Amnéris, pour l’amour d’une esclave éthiopienne, dont il ignore qu’elle est fille d’un roi prisonnier incognito, ça ne court pas les pyramides : qui l’empêche d’épouser la princesse égyptienne et le trône, et garder la belle esclave, princesse incognito, la couronne, le lit et l’alcôve ? L’Éthiopie envahissant la puissante Égypte, même avec la caution de Mariette qui ne date pas le sujet, on a du mal à le croire.
O'Connor
Et la fameuse « scène du Nil » ? Aïda, surveillée par son père Amonasro, attend son amant, surveillé par la jalouse Amnéris, elle-même suivie du Grand prêtre ; les plans de l’armée égyptienne imprudemment éventés par l’imprudent général aux oreilles avides du roi éthiopien qui laisse imprudemment éclater sa joie et son identité, bref, tout le monde se retrouvant, sans qu’on sache comment, au même endroit, est un ressort digne des vaudevilles de l’époque (et de la tragédie classique française avec son anonyme hall où amis, ennemis, passent et repassent pour trépasser poliment en coulisses). Et que dire de la fin ? Radamès condamné pour trahison à être emmuré vivant, a la surprise de retrouver Aïda dans sa tombe close. Du romanesque facile rejeté à des milliers d’années en arrière. Mais, sublimant ces extravagances, la musique de Verdi, inventive de bout en bout, abandonnant les airs à coupe traditionnelle pour une déclamation plus souple et expressive, transcende tout et crée une vérité humaine indiscutable : sensualité de l’amour de Radamès, jalousie et révolte d’Amnéris, déchirements d’Aïda entre son amour pour le vainqueur et sa compassion envers ses frères de race vaincus, sa nostalgie d’exilée par force, arrachée par la violence de la guerre au pays natal et, enfin, sublime duo final, murmuré, d’adieu à la vie, à la terre, des amants condamnés, tendu par la déploration bouleversante d’Amnéris. C’est universel, banalement, et cruellement humain.
Álvarez
La réalisation
À jardin et à cour, des degrés, des escaliers qui seront autant de gradins pour un spectacle, délimitent une scène géométriquement découpée dans une belle épure qu’on dirait néoclassique (scénographie de Benoît Dugardyn) où trône, sur d’élégants socles de marbre noir, le chacal Anubis, un portique de temple et les trois inégales pyramides de Giseh, Khéops, Khéphren, Mykérinos, telles des maquettes. Cela est pur et beau. Au fond, on entrevoit deux peintures : un homme et une femme, rappel de celles, d’époque romaine du Fayoum. Plus tard, nous aurons un autre temple, peut-être celui de Philae et un obélisque, celui de la Concorde, à l’échelle bien sûr aussi réduite. L’ennui, c’est que le trop est l’ennemi du bien : sur des roulettes, avançant, reculant selon l’action pour libérer des espaces de jeu, non sans entraîner des retards dans le rythme déjà lent de l’œuvre, ces objets, beaux dans leur singularité, acculés contre le mur donnent alors une impression de bric à brac bricolé de British Museum ou de Louvre en érection.
Rachvelishvili
Bonne idée de mise en scène (Paul-Emile Fourny), tout débute par une évocation de l’expédition d’Égypte par Bonaparte (1798-1801), l’apparition de soldats français, mais non en uniformes chronologiques de la Révolution française, mais plutôt de ceux de la Grande Armée de Napoléon lors de la Retraite de Russie. Passons. Un personnage en redingote relevant des croquis des monuments, les désignant, c’est sûrement Vivant Denon, le libertin auteur reconverti en archéologue : il semble organiser systématiquement, scientifiquement, ces abusives appropriations patrimoniales, ces spoliations qui iront enrichir le Musée impérial, puis Royal qui sera le Musée du Louvre. Un pillage archéologique qui deviendra généralisé. Tout cela est intelligent et renvoie à cette expédition donnant des fondements culturels et scientifique, plus solides à la connaissance d’une Égypte fabuleuse à la mode de La Flûte enchantée.

Mais, hélas, tout comme la flotte française sombre à Aboukir, la mise en scène fait naufrage en filant longuement et lourdement cette idée sous les pas de l’insistante piétaille soldatesque.  Et soudain, quand on se résignerait au moins à une volée aérienne de jolies dames habillées/déshabillées en transparentes robes Directoire ou Empire à l’antique, nous avons droit à une sombre ruée de femmes corsetées jusqu’au cou en robes de bourgeoises protestantes à la Franz Hall, nuée de corneilles prêtes à lyncher Cornelius de Witt, guère badines biguines en congé de béguinage, brandissant un livre, le guide du musée, comme une Bible ou le livre de prières, caquetantes quakeresses échappées à l’océanique puritanisme Wasp (White Anglo-Saxon Protestant) pour échouer sous le soleil bronzé méditerranéen. Pour corser les anachronismes chers aux mises en scène depuis un demi-siècle, un autre flot de dames moins obscures, gigotant en manches gigot très 1830 romantique, messieurs en sévères redingotes et haut de forme, autres sauterelles de l’égyptologie de salon, assisteront sagement, pré-colonisateurs prédateurs, au spectacle palpitant d’une Antiquité colonisée et théâtralisée : le drame de ces Égyptiens, eux, en sobres costumes supposés de leur temps immémorial, pagnes, tuniques, coiffés du nemès à cotes de melons, pharaon de la double couronne (pschent), arborant la crosse héka, des lances  pour les guerriers, bannière oudjat avec l'œil d'Horus et l'ânkh, la croix ansée pour les prêtres. En somme, il ne manque pas un bouton de guêtre de l'imagerie égyptologique—pourrait-on dire à suivre l'anachronique mise en scène— chez ces contemporains des pyramides confrontés aux regards avides des touristes de milliers d'années plus tard.
Quinn
Mais ces dames s’avèrent ballerines avec les guerriers français pour les légères scènes orientales de danse prévues par Verdi. Avec ce spectacle moins jouissif que réjouissant : les soldats sur le dos, scandant dans une sorte de pas, non de deux (jambes) mais de l’oie, une marche immobile est une belle idée chorégraphique mais, dans le contexte, c’est ridicule au sens précis du terme, ‘qui fait rire’, et l’on ne s’en prive pas, ce qui est fâcheux dans un drame. Les costumes (Jean-Pierre Capeyron et Giovanna Fiorentini) sont beaux comme les décors, en soi, la chorégraphie inventive (Laurence May-Bolsigner) bien dansée (Ballets des Opéras d’Avignon et Metz), mais c’est cet assemblage hétéroclite qui, se voulant moderne à suivre une mode de cinquante ans déjà, mêlant intempestivement et artificiellement les temps, brouille la perception : les « primaux arrivants » à l’Opéra, les jeunes qui verraient pour la première fois Aïda, ne sauraient, comme les soldats bien conduits, sur quel pied temporel et historique danser.
Bref, on a là toute la méchante machinerie de mises en scène d’aujourd’hui qui semblent s’acharner à déjouer le texte et à détourner l’attention de la musique, distraite pas des intentions saugrenues, incongrues : cocasse coquecigrue.
Gombert
Interprétation
Stoïque, sanglé dans son impeccable mais accablant habit de chef sous une chaleur de plomb, Paolo Arrivabeni dirige d’une baguette légère mais toujours magistrale une partition dont on redécouvre, à l’écoute directe, les joyaux. Il fait éclater l’Orchestre National de France dans les tutti monumentaux et rutiler les intimes recoins délicats des pupitres : vents soyeux, joyeux dans le triomphe éclatant des longues trompettes à l’antique sans piston, spatialisées en répons face à face au sommet des gradins. D’entrée, il avait su construire un crescendo partant d’une brume musicale imperceptible ascendante, thème délicat d’Aïda, au grondement descendant, menaçant, des prêtres : le haut et le bas, le léger et le lourd. Ces qualités demeurent manifestes tout au long de l’ouvrage : finesse implorante, comme à mi-voix de la masse chorale, Chœurs des Opéras d’Angers-Nantes, Avignon, Monte-Carlo et Toulon remarquablement préparés par Stefano Visconti, leur tirant des murmures plein de douceur dans la prière et des tonnerres de haine guerrière. Le prélude à l’Acte III, scène du Nil, est d’anthologie. Il tire de ce grand orchestre une palette délicate de sonorités de musique de chambre, de nocturne, de clair de lune au bord de l’eau :  frémissement vaporeux des arpèges des cordes, scintillement des pizzicati, méandres argentins de la flûte liquide. Une atmosphère à la fois exotique et onirique, paisible toile de fond que le drame va déchirer avec la consécutive entrée de tous ses acteurs.
García, Álvarez, Courjal

Terrible chaleur pour la santé des voix, certaines à l’évidence affligées. Au bénéfice du doute de cette circonstance climatique, du Pharaon, José Antonio García, on dira seulement qu’il est bien celui de l’ouvrage : inexistant. En revanche, vengeance des petits sur les grands, dans le tout petit rôle du messager, Rémy Mathieu affiche une belle présence vocale. Lumineuse, pure, passant avec aisance l’obstacle de la distance des coulisses du temple, en prêtresse lointaine, la soprano Ludivine Gombert, nous inspire, sans nous le souffler, le qualificatif de « divine » lové dans son prénom. En contraste, le Ramfis, Nicolas Courjal, heureusement rajeuni sans la barbe, est d’autant plus inquiétant en Grand prêtre juvénile, sans doute avide de puissance, en tous les cas puissant vocalement, faisant planer la noirceur homicide et menaçante de sa voix sans faille, sur le têtes des héros, emplissant l’ample théâtre. Révélation, le baryton Quinn Kelsey  campe un Amonasro tout aussi puissant vocalement et scéniquement, digne rival, sinon d’un roi effacé, d’un Grand Prêtre ambitieux, et sa force justifie peut-être sa tentative d’invasion d’une Égypte décadente en son souverain.

À l’évidence, à l’«audience », à la vue et l’écoute, en Radamès, le ténor Marcelo Álvarez, semble souffrir, chaleur sûrement surimposée à une  probable indisposition. Son air terrible d’entrée sent la difficulté, souffle haché, comme asthmatique : comme confus ou pour cacher une toux, il se tourne face au mur, étouffant l’aigu loin d’être triomphant. Cependant, le timbre est d’un beau métal, sensuel,  et il sait nuancer la voix. Remplaçant presque au pied levé Sondra Radvanovsky, malade, Elena O’Connor pour sa prise de rôle est une Aïda crédible physiquement, gracile gazelle fragile, trop fragile vocalement pour ce grand lieu. On sent la jeune interprète, vibrante, tremblante face à ce public immense autant qu’à la terrible Amnéris impérieuse, triomphante sur tout le registre et sur tous les plans de la somptueuse Anita Rachvelishvili, incarnation bouleversante du personnage le plus humain de l’opéra, voix riche, veloutée, insinuante, enveloppante, caressante et tempétueuse, dominant sans peine l’orchestre, remportant l’indiscutable palme de la soirée.
Image finale superbe
Malgré les réserves exprimées sur la mise en scène vainement compliquée, on doit à l’honnêteté de dire la beauté de la scène finale et ici, il faut signaler rétrospectivement aussi celle des lumières de Patrick Méeüs, surgissant des sortes de catacombes de dessous les gradins, éclairant de biais les monuments, c’est une magnifique trouvaille quand elles vont figurer le caveau dans lequel Radamès est condamné à périr et où se trouve (étrangement) Aïda. Deux sortes de cathèdres de pierre, deux chaires côte à côte, insolites d’abord, incluses dans un rectangle de lumière, tandis que s’illuminent en fond surélevé, les deux peintures funéraires d’un couple. Ici aussi, O’ Connor et Álvarez donnent la mesure de leur art de la demi-teinte dans cet adieu murmuré à la vie : « Tout est fini pour nous sur la terre. Adieu à cette vallée de larmes… ». Radamès ne rêvait-il pas, dans son premier air, d’offrir un trône à Aïda ? Les deux amants unis dans le supplice montent lentement sur ces sièges, prenant la pose hiératique que l’on voit aux deux peintures funéraires, tandis que le lumière se rétrécit comme l’oxygène autour d’eux et se clot finalement sur le noir du tombeau tandis qu’Amnéris laisse entendre sa plainte C’est d’une souveraine et simple beauté qui ne rend que plus vaine l’accumulation des signes plaqués superfétatoires précédents.


Aïda, de Verdi
Chorégies d’Orange, 2 et 5 juillet 2017
Direction musicale : Paolo Arrivabeni
Mise en scène : Paul-Emile Fourny
Scénographie : Benoît Dugardyn
Costumes : Jean-Pierre Capeyron et Giovanna Fiorentini
Eclairages : Patrick Méeüs
Chorégraphie : Laurence May-Bolsigner

Distribution :
Aïda : Elena O’Connor
Amnéris : Anita Rachvelishvili
La Prêtresse : Ludivine Gombert
Radamès : Marcelo Álvarez
Amonasro :  Quinn Kelsey
Ramfis : Nicolas Courjal
Le Roi d’Égypte : José Antonio García
Un Messager :  Rémy Mathieu
Orchestre National de France
Chœurs des Opéras d’Angers-Nantes, Avignon, Monte-Carlo et Toulon
Ballets des Opéras d’Avignon et Metz

Photos 
1, 2 , 4, 5, 6, 9 : Philippe Gromelle
3, 5,  7, 8 : Bruno Abadie/ Cyril Reveret.
N. B. : Significativement (?) Aucun des trois photographes officiels des Chorégies n'ont pris de photo de la soldatesque dansante…
      Ce spectacle sera retransmis à la télévision par la 5 le mercredi  9 août à 20h50 heures. On imagine que la beauté plastique des décors sera magnifiée par les images, les mises en scène étant désormais souvent davantage pensées pour la télé.

   Sur la situation financière des Chorégies, on lira l’article détaillé du Monde du 3/08/2017 :
du Figaro du 2/08/2017 :
http://www.lefigaro.fr/musique/2017/08/02/03006-20170802ARTFIG00107-il-faut-sauver-les-choregies-d-orange.php
Laisser sombrer les Chorégies serait un crime culturel



mercredi, août 02, 2017

ADIEU À L’OPÉRA, AU REVOIR AU VILLAGE

 
Off N'Back 


 Pourrières, 15 juillet


         En douze ans, unis par le goût, l’amour désintéressé du chant, Ingrid, Suzy, Isabelle, Bernard, Luc, Frédéric, dans le désordre alphabétique, sans hiérarchie,  de ma sympathie d’abord, puis de l’amitié, de l’affection enfin, nourries de l’estime, auréolés, épaulés d’autres généreux bénévoles gentiment anonymes, auront fait du village de Pourrières plus qu’un estival rendez-vous lyrique et musical, un amical rituel avec leur festival Opéra au Village, des spectacles de choix, souvent des inédits, des opérettes oubliées ou ressuscitées. La belle aventure se clôt ce 15 juillet : le joli festival off , en marge des grands festivals on, signait sa dernière page. 
La jeunesse du cœur et de l’esprit ne suffit pas, plus, pour assurer, assumer la lourdeur assidue des recherches en bibliothèque d’ici et de l’étranger de pièces rares, les doter d’un accompagnement musical souvent absent, auditionner de jeunes chanteurs, préparer la mise en scène, les costumes par des bénévoles aussi du village, s’occuper de l’administration, de l’intendance, de la communication et de ce sympathique repas à thème selon l’ouvrage précédant les représentations, pour accueillir un public de plus en plus grand, devenu d’heureux habitués souvent venus de loin, tous désolés, non de ne plus fêter, mais de célébrer avec  nostalgie cette ultime rencontre. Oui, les meilleures bonnes volontés sur lesquelles semble compter de plus en plus, comptant ses maigres sous, une institution de moins en moins publique, finissent par s’user. Pourtant, comme on aimait se retrouver ainsi, sous les grands marronniers, le long du mur de pierres rousses une à une montées par des moines au XIIIe pour édifier ce modeste Couvent des Minimes lovant en son cœur ce petit cloître idéal, avec les grands yeux de ses brèves arcades ouverts sur une scène improvisée dans un coin de la courette qu’un protecteur marronnier séculaire, du bras amical d’une seule branche couvre presque tout entier, laissant aimablement filtrer, à travers la dentelle de son feuillage, les étoiles de la nuit!
         On ne l’oubliera pas, mais rappelons encore ce qu’il fut.
  

 Histoire et lieu
         L’histoire : un jour, un beau jour, un ténor irlandais, Uele Dean, passe par Pourrières, en est charmé, s’y installe, donne des cours de chant, des concerts, crée un jumelage entre ce village minuscule du sud avec Armoy, en Irlande. Malheureusement, pour des raisons de santé, il abandonne son projet mais, œuvrant pour les voix, il ouvrait une voie, et les chanteurs qu’il avait formés, décidèrent de poursuivre l’aventure, bel hommage à l’initiateur malade.
         Avec une poignée de bénévoles, Ingrid Brunstein, une Allemande amoureuse aussi de la région, porta sur les fonts ce qu’elle appela « l’OpérA/u Village », assumant pendant trois ans la présidence, qui deviendra tournante, assumée, jusqu’à la fin, par Suzy Charrue Delenne. Jean de Gaspary, propriétaire, ayant mené la restauration du petit Couvent des Minimes, désireux d’y accueillir des artistes, mit ce lieu à leur disposition. Ainsi naquit le premier spectacle Orphée et Eurydice, de Gluck. Cette première expérience imposa la nécessité de faire appel à des professionnels.
         Apparaissent alors, en 2006, deux artistes, Bernard Grimonet et Luc Coadou, passionnés par le projet qui décident d’assumer bénévolement les responsabilités, respectivement, de metteur en scène et de directeur musical. Les chanteurs sont recrutés sur audition par un jury de professionnels et l’association, le jeune festival affirme son double objectif : produire des opéras comiques rares, parfois inédits et donc inouïs, à découvrir ou redécouvrir et offrir une première scène à des jeunes chanteurs, entourés d’artistes aguerris. S’ajoute, par ailleurs, l’organisation de concerts et des événements artistiques de qualité avec des artistes de renom, pas moins que la pianiste Anne Queffelec le 24 mai dernier. Bref, dans ce coin de Provence, un festival éclot, s’implante, sème et essaime dans le village, récoltant la bienveillance, par définition, de bénévoles, qui forment une vaste équipe d’accueil des artistes et des spectateurs, brassés dans une convivialité chaleureuse où le programme musical se mêle au menu culinaire à thème adapté de l’œuvre, concocté par les villageois eux-mêmes et dégusté éventuellement, avant le spectacle, dans un lieu unique, dont je me dois de reparler.
         Car la géographie, elle fait aussi partie du charme du lieu. Venant d’Aix, du nord-ouest, là où s’apaisent les rudes dentelles de la Sainte Victoire en molles ondulations, se hausse, du col de son clocher provençal à campanile en fer, ce village de Pourrières, face aux vagues montantes des monts Auréliens au sud-est, où serpente parmi les vignes la route qui vient de Trets, de Marseille via Gardanne. Route et autoroute tracent leur ligne bleue sur le plateau qui conduit à Saint-Maximin, vers la Côte d’Azur. Nous sommes, effectivement, dans une côte et cote d’amour qui s’infléchit en un chemin creux vers le petit couvent des Minimes.
         Un toit oblique chapeauté d’un plat clocher triangulaire ajouré, aiguisé de deux pignons pointus, offre sa façade de guingois à un fronton classique, mince frontispice dorique rappelant le XVIe siècle de la construction de la chapelle jouxtant le couvent ancien : humble construction que des moines campagnards bâtirent patiemment en assemblant à l’ancienne, une à une, ces pierres roses ou rousses, liées d’un peu de mortier. Une muraille en moellons apparents, soulignée et ombragée d’une ligne de marronniers séculaires, sous lesquels se dressent ordinairement les joyeuses tablées du repas à thème servi par les bénévoles du lieu, embrasse plus qu’elle ne ceinture, le couvent.
         Beau bilan
  Avec douze ans de recul, on peut juger, comparés aux moyens en rien grandioses, les grand résultats, le bilan impressionnant de ce festival : quatorze œuvres lyriques, quarante-cinq spectacles, soixante solistes (des jeunes) engagés effectivement pour deux-cent-cinquante-huit chanteurs auditionnés soigneusement, plus trente-six choristes, trente-sept musiciens, trente-cinq concerts. L'action pédagogique a pu accueillir quatre-cent-quatre-vingt scolaires. Sans oublier plus de mille repas servis aux spectateurs désireux de partager ce sympathique moment avant le spectacle, c'est-à-dire près d'un sur dix. Car ce festival, on me pardonnera la redite, allie joyeusement la gastronomie, l’art de la bouche, et l’art de chanter : il mérite le nom d’opéra bouffe, à tous les sens plaisants des termes, lyrique et culinaire, arrosé des généreux vins du cru généreusement offerts par des vignerons locaux. D’autant que la solide équipe artistique qui le préside, Bernard Grimonet pour la scène, Luc Coadou pour la direction musicale, tout aussi bénévoles, donnèrent à ce festival l’identité de brèves saynètes comiques, bouffes donc. Avec la complicité d'Isabelle Terjan qui dirigeait du piano le petit effectif musical, clarinette, violoncelle, accordéon, en assurent collectivement les arrangements musicaux dont manquent les partitions. Je me suis régulièrement exprimé sur ces réussites pour que je ne récapitule pas, avec nostalgie, une histoire qui voit, écrire, ce soir, son dernier chapitre.
          Off N'Back 
         Et jusqu’au bout, jusqu’à l’annonce au micro de la Présidente Suzy Charrue Delenne présentant le spectacle qui devait être le dernier, j’aurai cru à une blague à ce jeu de mots du titre, comme un malicieux clin d’œil en anglais de Bernard Grimonet au plus français des compositeurs allemands, Jacques Offenbach, OFF’N BACK : COME BACK à OFFENBACH, retour aussi à Offenbach, aux amours, aux succès du festival, et au lieu initial de sa naissance, ce cloître des Minimes… Hélas, linguiste et assez anglophone, je n’avais pas songé à la polysémie de ce off, qui signifie aussi ‘annulé’, ‘fermé’ : ‘fini’… La fin de ce beau petit festival…
         C’est donc plein de nostalgie que l’on assistait, avec ce rideau de fin, à cette levée symbolique de celui de la dernière : en fait une rétrospective imaginée par Bernard Grimonet de quelques  uns des moments marquants de l’histoire trop brève pour nous de l’Opéra au Village, stylisés en quelques airs tirés des œuvres qui furent des succès de la petite scène, chantés par les mêmes jeunes interprètes.
         Grimonet avait imaginé, comme vu déjà d’une autre planète et d’un autre temps dans le futur, ce festival découvert par des archéologues, ses costumes étranges, ses partitions, qui seront évoqués, convoqués par magie ou science par des personnages jouant et chantant et dansant, surgissant des ombres et limbes du passé, des arcades jouxtant la scène. Faute d’assurance de recevoir les rares subventions à temps, honnête et responsable, l’équipe bénévole n’avait donné le feu vert pour monter ce spectacle qu’après avoir la garantie de pouvoir payer les artistes engagés : trois jours avant… Le miracle, c’est qu’en ce temps ridicule de travail et de répétitions, ces jeunes, hélas pliés à la précarité des temps mais au solide métier rôdé justement dans ces nécessaires lieux d’accueil de leur talent, préparés exprès par le metteur en scène Grimonet, ont réussi à nous donner l’illusion d’un travail parachevé : à coup sûr, mission (apparemment impossible) accomplie.

On a la surprise première du grand Luc Coadou, directeur musical (et talentueux animateur des Voix Animées polyphoniques a cappella), s’avérer ici acteur et meneur de jeu, sorte d’Indiana Jones baroudeur, chanteur solide, ce que l’on savait déjà, sur scène, comme la pianiste infatigable et inventive Isabelle Terjan. Il était escorté d’un longiligne barbu ou écuyer barbu en haut de forme déglingué, tristounet Sancho humoristiquement maigrelet de ce Don Quichotte souriant, la basse caverneuse Cyril Costanzo, capable de faussets hilarants. Luc nous régalait justement, de sa large et solide voix, de la romance du Don Quichotte de Florimond Ronger Hervé et son Sancho, de l’air de Vulcain de Philémon et Baucis de Gounod.
L’Opéra au Village n’avait pas encore fait de l’opérette son identité et avait monté l’œuvre rare de Bizet, Djamileh, opéra en un acte, que l’on ne joue presque jamais et où nous découvrîmes la voix cuivrée, le beau legato expressif de la mezzo Yete Queiroz, que l’on retrouvait avec bonheur, qui avait fait ses armes ici et fait carrière ailleurs. Mais le reste du programme était des extraits d’opérettes très applaudies ici, par les mêmes interprètes, la fraîche soprano Anne-Claire Baconnais (participant aussi aux Voix Animées), aux aigus percutants, jouant les divas nerveuses, hystériques, avec une voix et jeu sans faille, faisant couple (avec tous, et même la « toute » Yette), faisant paire suffisante avec le ténor ténor Denis Mignien, plein de mignardise lyrique ironique d’une grande efficacité, élégant dans un air de Guétry, et faisant aussi couple, naturellement, avec le galant baryton Mikhael Piccone, militaire à juste titre se croyant toujours aimé comme chez Offenbach, par grisettes et grandes duchesses, avec son abattage habituel. Chacun eut son air soliste brillant mais tous furent irrésistibles dans des ensembles inénarrables dont ceux d’Offenbach.
L’Opéra au Village, à plusieurs reprises, avait rendu un hommage à la grande Pauline Viardot García, sœur de la Malibran, contralto fameux, élève de Liszt, compositrice et égérie de Berlioz, Gounod, Saint-Saëns. On l’avait évoquée dans un joli spectacle avec sa grande amie, autre grande dame, George Sand. Comme un luxe, on nous offrit un inédit d’elle : La Partie de whist pour piano dont nous berça la fidèle Isabelle Terjan, comme un adieu ému.
Adieu l’Opéra au Village, mais au revoir pour les concerts, moins lourds à porter, qui continueront dans la petite chapelle.

L’Opéra au Village

14 et 15 juillet 2017

Off N' Back, scénario de Bernard Grimonet,

Direction musicale : Luc Coadou,

Isabelle Terjan : piano.

Avec :

 Anne-Claire Baconnais, soprano ; Yette Queiroz, mezzo ; Denis Mignien, ténor,  Mikhael Piccone, baryton ; Luc Coadou, baryton-basse ;  Cyril Costanzo, basse.


 Photos : Bruno Grimonet
1. Le cloître, le marronnier, B. Grimonet au milieu ; 
2. Mignien, Coadou;
3. Costanzo, assis ; Baconnais et Queiroz ; Coadou et Terjan au fond ;
4 .Piccone, en militaire.
5. Mignien, Baconnais, Piccone, Costanzo.
6. Queiroz (Djamileh, 2009).


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