vendredi, avril 21, 2017

EN(CHANTEURS)


Die Entführung aus dem Serail
Singspiel en trois actes,
K 384de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Livret de Goettlieb Stephanie Jr, d’après Bretzner Création : Vienne, Burgtheater, 16 juillet 1782
Opéra de Toulon,
9 avril 2017
                  Éternellement jeune, la musique de Mozart ne semble jamais mieux sonner que servie par des jeunes, et cette production, d’une juvénile fraîcheur, résonne encore à nos oreilles.
Turquerie
Les rapports entre l’Europe et la Turquie, qui nous occupent ou préoccupent encore aujourd’hui, ne sont pas d’hier. Dernière grande alerte ottomane, turque, en Europe, le siège de Vienne en 1682 : heureuse conclusion au moins d’un conflit, nous lui devons les « viennoiseries », les croissants (de lune), délicieuses pâtisseries de la victoire autrichienne et chrétienne, de la Croix sur le Croissant islamique et, un siècle plus tard, passé le danger, l’Enlèvement au sérail de Mozart (1782). Son premier singspiel, mêlant chant et parole, musique savante et populaire ; le second et dernier, sa Flûte enchantée situe dans l’Égypte, turque encore de son temps, le temple de l’humanisme maçonnique.
L’Orient était en vogue au Siècle des Lumières depuis la fin du siècle précédent. Venue d’une Espagne ayant chassé et pourchassé ses derniers maures et arrêté l’avancée turque en Méditerranée à Lépante en 1571, la mode orientale, à travers romans (Zaide, de Madame de La Fayette), avait eu un regain d’actualité en France avec l’ambassade turque ratée à Versailles des envoyés de la Sublime Porte (1669) dont Louis XIV voulut se venger en commandant la turquerie de Molière/Lully, Le Bourgeois gentilhomme (1670). Cette comédie ballet et le Bajazet tragique de Racine (1672) traduisent et trahissent le sentiment ambivalent de l’Europe pour la Turquie : on voudrait en rire mais on en a peur, on voudrait l’intégrer et on la redoute. Un siècle après, vaincu ou contenu, le Turc, l’Oriental, peut devenir le sage symbole inverse de nos folies chez Montesquieu et ses Lettres persanes, Voltaire, ou bien l’image de la magnanimité dans Les Indes galantes de Rameau et dans Mozart et son Égypte maçonnique que Bonaparte mettra largement à la mode avec sa campagne (1798) et sa cohorte de savants, dont Champollion. Les Orientales, dramatiques, de Victor Hugo ne sont pas loin avec les déchirements du soulèvement anti-turc des Grecs. Mais, au XVIIIe siècle,  la traduction par Antoine Gallant des Mille et Une Nuits (1704) avait mis à la mode un Orient sensuel et badin, alibi de l’érotisme libertin du Sopha de Crébillon (1742), des Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, un peu plus édulcoré dans les opéras de Gluck La finta schiava (1744), Les Pélerins de la Mecque (1764) qui deviendra sagement bourgeois chez Boieldieu et son Calife de Bagdad (1800) et carrément bouffe avec le Rossini du Turc en Italie et de l‘Italienne à Alger. Fantasmes et chimères d’un Orient, désorienté (perdre l’orient), qui ne fait plus peur à l’Europe triomphante.
         Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, König of Aegypten (‘Thamos, roi d'Égypte’, 1773) pour accompagner un drame d’inspiration maçonnique, un mélologue à la mode du temps, avec passages déclamés sur la musique. Mozart avait aussi manifesté son intérêt pour cet Orient alors aux portes de l’Autriche avec une autre turquerie allemande inachevée, Zaide (ou Das Serail, 1779), fondée déjà sur une histoire de sérail similaire, avec un personnage appelé aussi Osmin, une basse comme dans l’Enlèvement, et il compose également Le gelosie del Seraglio (‘les jalousies du sérail’ 1772), esquisse d’un ballet pour son opéra italien, situé dans la Rome antique Lucio Silla. L'Oca del Cairo (‘L’Oie du Caire’,1783), est un opéra-bouffe d’inspiration encore orientale, inachevé.


L’œuvre
Die Entführung aus dem Serail, ‘l’Enlèvement au sérail, de Mozart un opéra ou, plutôt,  un Singspiel en trois actes de 1782, livret de Stephanie. Le Singspiel , ‘Jeu chanté’, est du théâtre musical joué et chanté en allemand. L’Espagne, depuis le début du XVIIe siècle, avait créé la zarzuela, alternant passages parlés et chantés, suivent les ballad operas anglais et l'opéra-comique français, pas forcément comique au sens de faire rire, mais avec ce mélange de lyrique et de « comique », c’est-à-dire relevant de la comédie, des comédiens. Carmen, rappelons-le, est un vrai opéra-comique, puisque les passages parlés sont très importants.
         Origine à tiroirs, le livret allemand est tiré d’une pièce tirée d’un roman anglais inspiré de traditionnels récits espagnols de captifs sur des pirates barbaresques enlevant et faisant esclaves des chrétiens, les belles femmes étant réservées au sérail, au harem du seigneur. Ici, c’est un enlèvement contre le rapt : le maître et son valet, Belmonte, noble espagnol et Pedrillo, vont tenter d’enlever, d’arracher du sérail du pacha Sélim leurs deux amantes enlevées, respectivement Constance et Blonde, sa soubrette anglaise, malgré l’eunuque ogresque et grotesque, Osmin.


Réalisation et interprétation
         Misère des temps ? Manque de moyens sans doute mais non d’imagination d’une mise en scène alerte et enjouée de Tom Ryser, qui, avec la complicité de David Belugou pour les décors, essentiellement des tentures, des panneaux peints de beaux motifs orientaux (faïences ou tissus) descendant des cintres et des lumières magiques, de conte des mille et une nuits hollywoodien, de Marc Delamézière, retrouve l’esprit presque enfantin du théâtre de tréteaux qui convient à l’essence de l’œuvre. Juste une échelle en signe d'évasion. D’entrée, ce tissu bleu agité des deux côtés de la scène figure plaisamment et simplement la mer et ses vagues et un triangle de tissu à l’horizon est voile de navire de Belmonte arrivant ou des captifs partant à la fin. Au début, sur un écran défile un film muet, une belle jeune femme, heureuse, cheveux au vent, filmée d’un œil sûrement amoureux et la parenthèse se fermera à la fin sur l’idée et la caméra du Pacha magnanime filmant le départ des amants heureux comme il avait filmé son malheureux amour que l’on comprend maintenant. 

Habilement, les toiles peintes ou panneaux, avec fluidité, dessinent, délimitent des espaces, muret, mur séparant les lieux de l’action, place, palais, sérail, singularisant les héros solitaires, ombres et lumières, pénombre et mystères du sérail. Un défilé de femmes, cheveux dissimulés, suffit à en dire l’oppression de prisonnières du sérail ou d’une religion, hurlant comiquement à la vue d’un homme infiltré accidentellement, et la récupération de leur libre chevelure à la fin, rendue par le Pacha lui-même, qui les aura symboliquement enfermées en leur passant et boutonnant un chemisier uniforme, en dira la libération parallèle à celle des héros. Signe éclairant de ce beau symbole contemporain de nécessaire émancipation des femmes inscrit, sans tambour ni trompette autres que de cette « musique turque » plaisamment stylisée par Mozart, dans cette mise en scène modernisant intelligemment  sans le tirer par les cheveux autres que ceux des dames, le propos et les costumes (Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne) : les Turcs sont ici des guerriers contemporains, des sortes de talibans, petites coiffes de turban en tête, armés de mitraillettes et le Pacha en est le rigide et sombre chef, joué avec une rude grandeur par Tom Ryser lui-même, le metteur en scène. Sous la musique riante de Mozart et sous la souriante fable du texte affable, une sombre actualité : régression du statut des femmes, rapts, rançons, violence, guerre menace de tortures dont la dignité exaltée de l’héroïne, femme fidèle, saura se tirer. Mais rien d’insistant, rien contre la musique.

Servie de main de maître par Jurjen Hempel, baguette agile, jamais lourde, dynamique, tonique dès l’ouverture percutante, pulsation parfois haletante en ses tempi mais sans jamais mettre en danger les chanteurs, sachant manager les silences humoristiques de pas de loup de certains moments. Le Chœur de l’Opéra de Toulon (Christophe Bernollin) chante avec la conviction obligée des masses soumises la gloire d’un Selim pirate et oppresseur, qui la mériterait pourtant à la fin dans la grandeur de sa clémence et de sa générosité. Dans ce rôle ingrat, parlé, Tom Ryser, racé, déploie une belle élégance, une noblesse même dans sa raideur de chef militaire toujours armé, qui ne le rendrait pas indigne d’une héroïne, fidèle à son amant, mais sensible aux marques d’amour que lui manifeste son geôlier : admiration réciproque et signe, peut-être, d’un amour moins conventionnel raté.
Pédrillo est plus incarné dans le jeu physique agile du ténor Keith Bernard Stonum que vocalement, avec un aigu un peu opaque, mais il est touchant et se tire bien d’un air héroïque rarement dévolu par la convention lyrique à un valet de comédie. Il fait couple avec l’accorte Blonde de Jeanette Vecchione, virevoltante, dont la voix de soprano léger,  a un joli corps pulpeux, un aigu piquant colorant d’une touche picaresque un personnage joliment troussé en servante maîtresse, esclave faisant trembler le redoutable gardien du sérail, lui donnant une cinglante leçon de galanterie, prenant, avec le fusil, le pouvoir.  Ce dernier, la tonitruante basse Taras Konoshchenko, accuse des graves profonds détimbrés dont on accusera certainement rhume ou allergie, si l’on déchiffre les quelques gestes désespérés du chanteur signalant discrètement sa coupable gorge. Mais il est le personnage, faisant même effet comique de sa difficulté comme étouffant de rage les sons difficiles étranglés. Sous le comique de la force brutale et fanatique vaincue et ses rêves sadiques de tortures, demeure malgré tout sa menace latente au poids de plomb.

Ni comique ni vraiment dramatique, le personnage de Belmonte est le ténor amoureux de convention qui annonce par son lyrisme élégiaque le Ferrando de Cosí fan tutte mais sans le déchirement de l’amour trahi, on n’aura ici que du traditionnel dépit amoureux entre les amants au pire moment de l’évasion. Le ténor Oleksiy Palchykov le représente avec une silhouette aussi juvénile que son timbre lumineux et raffiné, au phrasé élégant, à l’impeccable tenue de souffle qui déploie avec clarté le ruban des vocalises. Personnage le plus profond, noble, tragique, Konstanze a une palette de sentiments qui vont de la nostalgie du premier au désespoir du second, airs expressifs et poignants, di portamento, de tenue de souffle,  à l’héroïsme échevelé de vocalises du troisième, « Marten alle Arten »,  où elle défie les menaces terribles du Pacha, véritable air de concert précédé d’un long prélude orchestral où la voix, instrument virtuose, rivalisant avec les vents et même les trompettes, et en triomphant.  Jeune, noble belle silhouette, Aleksandra Kubas-Kruk, voix de soie, aigus limpides et sûrs, se drape avec naturel dans l’étoffe du personnage, se coule, sans jamais sombrer, dans la folie de l’air concertant dont elle transcende la virtuosité par une expressivité émotive d’héroïne lumineuse qui, plus que plaidant pour la clémence du bourreau, semble aspirer avec jubilation au martyre au nom de la fidélité à sa foi : l’amour.
Venant d’horizons nationaux divers, U.S.A., Ukraine, Pologne, tous ces interprètes, jeunes, se fondent, pour notre bonheur, dans la musique sans frontière de Mozart.

Die Entführung aus dem Serail
de Mozart,
Opéra de Toulon,
7, 9, 11 avril 2017
Direction musicale :  Jurjen Hempel
Mise en scène :  Tom Ryser. Décors : David BelugouCostumes : Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne. Lumières : Marc Delamézière. (collaboration de Marc-Antoine Vellutini)
Distribution :
Konstanze : Aleksandra Kubas-Kruk ; Blonde : Jeanette Vecchione ;  
Belmonte :  Oleksiy Palchykov ; Pedrillo : Keith Bernard Stonum ; Osmin ; Taras Konoshchenko ; Pacha Selim (rôle parlé) : Tom Ryser.

Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon
Coproduction Opéra de Fribourg, Opéra de Lausanne, Opéra de Tours, Théâtre du Capitole de Toulouse. 

Photos Frédéric Stéphan :
1. Belmonte, prisonnier d'Osmin ; 
2. Konstanze et le Pacha geôlier ;
3. Le sérail ;
4. Voile de la libération ;
5. Le Pacha filme : son amour enfui ou sa générosité?
 

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