Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mardi, avril 25, 2017

MAGIE AU BOUT DES DOIGTS (JAZZ À MUSICATREIZE)


 
ORIENT MAGIQUE
Jazz, fado, blues

PAR JEAN-MARIE MACHADO, PIANO

14 avril 2017

            Des mots et des notes
La musique n’a pas de sens, disait Stravinsky. Certes, elle évoque, invoque, convoque des significations subjectives, mais on ne peut lui assigner un sens objectif : elle est pléthore de sens imprononçable. Bien sûr, la culture a créé des conventions musicales, des habitudes d’écoute, de perception, et l’on prête des affects, des figures, des couleurs aux sons, des tonalités, sombre pour le grave, clair pour l’aigu et l’on traduit, en clair, par l’aigu, le ruissellement transparent d’une source dont pourtant, étudié en physique, tout le spectre sonore est grave. La musique, est abstraite (dans la mesure où est abstrait ce qui tombe sous un sens, en l’occurrence, l’ouïe) mais notre besoin de sens, de comprendre, sans doute est-il si irrépressible que nous avons hérité de codes de la musique figurale, descriptive, et l’usage de mettre aux œuvres musicales des titres qui, prétendant les éclairer, expliciter, induisent une signification parlant à notre imaginaire tels ceux, apocryphes de certains morceaux de Beethoven, ou ceux délibérés des compositeurs eux-mêmes, Nuages, la Mer, de Debussy, etc. La musique, surtout inédite, a besoin d’être dite, nous avons besoin de mots, sinon pour physiquement la sentir, pour la ressentir intellectuellement, pour donner, au-delà de la sensation, un sens à ce que nous écoutons, éprouvons comme pour l’assurer, le conforter.


         Voyage orienté de Jean-Marie Machado
Ainsi va-t-il lorsqu’un artiste, en confiance et proximité avec son public, juste par quelques paroles sans apprêt, des plus simples, nous invite au voyage, nous orient/e, au sens précis du mot vers un Orient magique personnel que ses doigts virtuoses ou rêveurs vont… dessiner ? non, c’est trop précis : ébaucher, figurer en touches colorées de notes suscitant ou réveillant en nous, avec les sons, des images. Et, sans être nullement ce que l’on appellerait un conteur, Jean-Marie Machado, de ses quelques mots modestes et de son piano généreux, finalement nous raconte un conte personnel, sans doute un parcours de vie, qu’il fait un peu nôtre, à partir de son Tanger natal.
Et c’est, en ouverture, forcément la mer, ouverte à tous les horizons, ici, horizons de toutes les musiques, classique, jazz par sa liberté d’improvisation, à partir de standards, de chansons. Mer qu’il nous a annoncée et que l’on ressent alors dans le vaste espace aéré, aspirant à la lumière, de ces sonorités, ondes d’arpèges, vagues de gammes ascendantes, frémissantes, moutonnement de notes pressées, éclairées d’une crête mousseuse d’écume, vertigineusement virtuoses sur une obsédante profondeur de basse continue.

On saute ou plonge dans Izella, ‘Le village d’en bas’ breton, poétiques couleurs modales et frange indicible mais subtilement audible (mirage auditif?) de l’enharmonie. Puis c’est encore la Bretagne de Lezanafar, surgissement entêtant, ample, généreux de jazz déferlant et l’on croit voir, dans la dentelle de l’aigu, une danse folle de coiffes bigoudènes, luttant contre le vent. Est-ce parce qu’il a sobrement nommé Muraille le morceau suivant que le bourdon, la basse obstinée semble le fondement, le ciment de touches larges et dures comme des blocs pierres une à une érigée de Chine à vague couleur pentatonique ? Puis le pianiste se lève sans abandonner la main gauche sur le clavier, frappant d’un marteau feutré les cordes à nu du piano, les percutant, les pinçant, saveur d’instrument oriental, construisant un grandiose crescendo, morceau de bravoure s’éteignant en un écho lointain. Déjà ainsi préludé, l’Orient magique venait après, jouant d’un grand écart entre les touches percutées et les cordes pincées, ajouré comme un moucharabieh, ombre et lumière se dissolvant dans une pédale au mode mystérieux.



Fado, Solidaõ, ‘Solitude’, hommage, par le jumelage, sinon dans le sang (Irmãs de sangue, ‘Sœurs de sang’), dans la brume de la nostalgie, blues et saudade par-delà la mer, le même cafard, le même spleen, de deux voix de l’universel par le particulier, deux sœurs par l’âme, l’Afro-américaine Billie Holiday et la Portugaise Amália Rodrigues, fado et blues, aux mêmes libertés mélismatiques. Ici, dans un respect amoureux des deux grandes chanteuses, la main gauche égrènera la pure mélodie de certaines de leurs plus belles chansons tandis que la droite tissera l’auréole de commentaires admiratifs et créatifs. Un fado joyeux, en fait ce que les Portugais nomment un fado corrido (‘courru’), semble exorciser par sa vitalité le sens même du mot fado, qui signifie fatum, destin, dans un vital galop et un déchaînement vibrant, grondant avec des percussions accessoires, dont un moulinet de canne à pêche ! sur les cordes d’un piano évoquant avec humour le fameux piano arrangé, élargi, John Cage.

En bis, Blue spice, puis Solidão,  succès des deux chanteuses, avec des gloses virtuoses qui signent une entrée du jazz par la grande porte, finalement si heureusement ouverte, de Musicatreize.


dimanche, avril 23, 2017

ÉCLECTIQUE MUSIQUE



MUSICATREIZE/CONCERTO SOAVE

         La salle Musicatreize, 53, Rue Grignan, où niche désormais également Concerto soave, est ce lieu privilégié pour le mélomane où, dans la chaleur amicale, on peut goûter, dans des interprétations d’une rare exigence, un bel éventail musical, de la musique ancienne à des créations contemporaines, en passant par le Baroque.

         In van sospiro
         C’est d’ailleurs là que Mars en Baroque, émanation de Concerto soave, avait son point d’orgue, le dernier concert de son mois, le 31 mars, In van sospiro…, qui scellait l’harmonieuse collaboration de cet ensemble avec Musicatreize, un symbolique double programme, d’abord des madrigaux du VIe livre de Gesualdo et une mise en miroir moderne, leur double, dans une création contemporaine de Luca Antignani, une première mondiale, Il canto della tenebra. Le vénéneux Prince de Venosa Carlo Gesualdo (1566-1613), aux portes du Baroque apporte à la musique de son temps, si inventive déjà, si expérimentale, une rare liberté : semée de dissonances, de chromatismes expressifs, elle sonne comme une lointaine anticipation de la nôtre. Comme le Baroque lui-même, ainsi que j’ai tenté de le montrer dans un ouvrage, elle c'est une archéologie de notre modernité.
         Sous la direction précise, de Roland Hayrabédian, liberté dans la rigueur, les chanteurs de Musicatreize, a cappella, en firent une évidente et audible démonstration virtuose, nous promenant dans la rhétorique amoureuse fleurie de ces madrigaux, hérissée d’épines, de pièges harmoniques délicieusement cruels.

Musicatreize/Roland Hayrabédian
Kaoli Isshiki, soprano
Marie-George Monet, Sarah Breton, mezzo sopranos
Xavier De Lignerolles, ténor
Patrice Balter, Jean-Manuel Candenot, basses
Roland Hayrabedian, direction
 
Jean-Marc Aymes et Roland Hayrabédian
         Il canto della tenebra
         La seconde partie était la commande de Musicatreize au jeune compositeur italien Luca Antignani présent dans la salle, qui éclaira son hommage au ténébreux Gesualdo, en quelques mots simples au public. Il appartenait à Concerto soave, dirigé du clavecin par Jean Marc Aymes, d’en assurer la création. Ce reflet d’aujourd’hui des madrigaux d’hier reposait sur la mise en musique d’un poème des Canti Orfici ‘Chants Orphiques’ (1906-1912) de Dino Campana (1885-1932), poète maudit, marginal original, sombrant dans la folie comme son illustre compatriote le Tasse, contemporain de Gesualdo, tellement prisé par les compositeurs baroques. Choix significatif d’un poète à cheval sur deux siècles, entre symbolisme et modernité, comme le sombre neurasthénique Gesualdo entre les XVIe et XVIIe, entre polyphonie renaissance et baroque nouveau, entre deux mondes, raison et folie, deux créateurs singuliers, dans leur domaine respectif, deux génies malades.
         Naturellement attaché à la sonorité des mots, apparemment plus au signifiant qu’au signifié, le jeune compositeur nous offrait pourtant un délicat paysage sonore, frémissant de cordes sur le ruissellement du clavecin en fraîches vaguelettes, en doux remous ombreux de cordes frottées, ondes, ondulations s’éloignant, un frisson d’eau sur de la mousse, tapis feutré à la polyphonie raffinée des voix traitées dans un ambitus naturel, en dégradés de forte de cascade (sorgente! 'source') auréolée de la vapeur, de la brume d'eau lumineuse, iridescente, au piano délicat de clair ruisselet. Une séduisante réussite.

Concerto Soave/Jean-Marc Aymes
Alessandro Ciccolini, Patrizio Focardi, violons
Sylvie Moquet, Mathilde Vialle, Christine Plubeau, violes de gambe
Jean-Marc Aymes, orgue, clavecin et direction
Coproduction Musicatreize/Concerto Soave


vendredi, avril 21, 2017

MESSE DANSÉE


MISATANGO, MESSE DE BUENOS AIRES
Enregistrement 6/2/2017, passage, semaine du 20-25/2/17/
RADIO DIALOGUE RCF
(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 261
lundi : 12h15 et 18h15 ; samedi : 17h30
Semaine 9

         C’est d’un disque bien singulier que nous allons parler aujourd’hui. Mais écoutons tout de suite un extrait :

1) PLAGE 1 

         Peut-être n’avez-vous pas reconnu les paroles en latin, « Gloria in excelsis deo… », qui sont celles de la messe, effectivement du « Gloria », mais sans doute avez-vous perçu la singularité de cette musique qui les porte et transporte : mais oui, on entend, dans le déploiement somptueux de ce chœur à pleine voix, le gémissement nostalgique du bandonéon, il s’agit bien du tango, du tango argentin.

         Et l’on se réjouit de ce disque Misatango ou Misa a Buenos Aires, de Martín Palmeri, par le Chœur régional Vittoria d’Île de France  et l’Orchestre Pasdeloup, Direction : Michel Piquemal  (Boris Mychajliszyn chef associé), avec, en solistes, Sophie Hanne, soprano, Arnaud Nuovolone : 1er violon solo ; Thomas Tacquet : piano et ne pouvait manquer  le bandonéon, ici de Gilberto Pereyra. CD Live, enregistré en direct, de 40’24, par les éditions Hortus, qui nous font encore cette belle surprise, un magnifique cadeau, dans la ferveur chorale et cordiale, ‘qui vient du cœur’, selon le sens de cet adjectif.
On rappellera le sens du mot « messe », terme repris de l’expression «ite missa est», ‘allez, la messe est dite’, ou ‘envoyée’ , que prononce le prêtre à la fin du rite : il s’agit de l’Eucharistie, célébration du sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ présent sous les espèces du pain et du vin dans l’hostie.  On distingue, depuis les origines, la petite messe ou messe basse, qui se dit sans chant, et la messe haute ou grande messe, celle qui est chantée par des choristes. En musique, une messe est un ensemble cohérent de pièces musicales pour servir d'accompagnement aux rites liturgiques catholique, anglican ou luthérien. L'effectif nécessaire était à l'origine purement choral. On se mit assez tardivement à faire accompagner par un orchestre les pièces qui la composent. Les textes chantés sont généralement en latin, mais pas forcément. Nombre de grands compositeurs ont écrit des musiques pour la messe, qui peuvent être adaptées pour des circonstances particulières, comme les Te deum, actions de grâce, les requiem ou messe des morts. On y retrouve en général les mêmes parties, le Kyrie Christe eleison, le Gloria, le Credo, Benedictus, Dies irae, Agnus dei, etc. Depuis le grégorien, les musiques en peuvent être variée. L’originalité, ici, c’est que cette messe se déploie magnifiquement sur le rythme et la musique de tango, une danse née dans les bordels de Montevideo et de Buenos Aires vers la fin du XIXe siècle, longtemps condamnée par l’Église comme danse indécente, immorale. Cette misa tango de Martín Palmeri, qui a déjà vingt ans et tourne dans le monde entier.
Mais écoutons un autre extrait, un solo par la soprano, la lumineuse Sophie Hanne, « Qui tollis peccata mundi », ‘toi qui enlèves les péchés du monde’, une partie de l’Agnus dei, qui sera repris plus loin entièrement :

2) PLAGE 4  
 Quelques mots sur le compositeur. Martín Palmeri (né en 1965 à Buenos Aires). Après de profondes études de composition, de chant, de direction d’Orchestre, titulaire de prix prestigieux. À la tête d’un ensemble choral, quelque peu frustré par la difficulté d’interprétation du tango par un chœur, morcelé par des morceaux sans cohérence entre eux, en hommage à ses choristes et au tango, il décide de composer cette œuvre à laquelle la cohérence de la messe donne une structure et une dramaturgie, allant du credo, de l’acte de foi, de la crucifixion à la résurrection, chant d’espérance pluriel. Il associe chœur, orchestre, piano, mais aussi le bandonéon, emblématique du tango. La Misatango (Messe à Buenos Aires), sera créée en 1996 à  Buenos Aires par l’Orchestre symphonique de Cuba, avec les chœurs de la faculté de Droit de Buenos Aires et  le chœur Polyphonique Municipal, dédicataires de l’œuvre. Renouant avec le succès mondial de la fameuse Misa criolla de son compatriote Ángel Ramírez, créée en 1963, composée en espagnol sur des thèmes populaires latino-américains, la Misatango commence à tourner dans le monde et finit triomphalement l’année 2016 au Carnegie Hall de New York. Après la consécration par le public, cette messe a eu l’onction et la bénédiction d’un particulier très particulier, le pape François actuel, Argentin, dont nous savons qu’il fut longtemps évêque de Buenos Aires : en effet, suprême honneur et consécration, bénédiction même, en 2013,  cette musique jadis condamnée par l’Église, est interprétée au Vatican, en l’honneur du Pape, dont on murmure, messe basse plus que haute, qu’il ne dédaignait pas de danser le tango.
Nous écoutons un extrait de la partie la plus dramatique : « Crucifixus  pro nobis», ‘crucifié pour nous ‘

3) PLAGE 8

Cette messe tournait depuis deux ans en France. Michel Piquemal en donna un séduisant concert le 19 novembre 2016, avec un couple de danseurs de tango et c’est ce concert mémorable qui a été fixé, sur le vif, par les éditions Hortus dans ce disque qui vient de la sorte combler une lacune dans le paysage choral et discographique français. Ce beau mélange de sensualité profane et de ferveur religieuse, exalté par des interprètes très engagés, autant les solistes que le chœur, en fait la troublante et émouvante singularité. Nous nous quittons sur les accents de l’Agnus dei, préludés musicalement avant la voix prenante de Sophie Hanne :

4) PLAGE 14


Misatango ou Misa a Buenos Aires, de Martín Palmeri, par le Chœur régional Vittoria d’Île de France et l’Orchestre Pasdeloup, Direction : Michel Piquemal , UN CD HORTUS.



MULTUCULTURALISME? SYNCRÉTISME PASCAL


Enregistrement 3/4/2017, passage, semaine du 17/4/29/4/17
RADIO DIALOGUE RCF
(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 267
lundi : 12h15 et 18h15 ; samedi : 17h30
Semaine 15
            Avec le retour du printemps, renaissance de la nature, cycle naturel, revient celui de Pâques, cycle spirituel, de la Résurrection pour les chrétiens. On ne m’en voudra pas de revenir, à mon tour, sur des sujets déjà abordés, thèmes anciens mais toujours d’actualité.
         Qu’on le veuille ou le déplore, nous vivons le multiculturalisme, cette coexistence en un même temps, un même lieu, dans un même pays, de gens et de cultures d’origine diverses. Cela n’est pas nouveau. L’Histoire nous apprend qu’avec le temps, les cultures les plus diverses, apparemment, affrontées, confrontées, finalement, s’enrichissent de leurs différences, se fondent, se confondent. C’est une loi et de la nature et de l’humanité culturelle et cultuelle quand elle n’est pas contrariée par le nationalisme et le fanatisme.
         Mais, ce phénomène d’hybridation, qui s’est fait lentement au cours des millénaires, des siècles, se produit à notre époque d’accélération vertigineuse du temps, parfois en quelques années, non sans brutalité : le temps de la communication et celui de l’assimilation n’étant pas les mêmes, il y a conflit. D’où le choc entre les cultures et le repli défensif de chacune, parfois, sur ce qu’on estime à tort ou à raison son identité : c’est ce qu’on appelle le communautarisme.
         Le communautarisme finalement, est le contraire de ce que semble dire ce terme puisque, au lieu de mettre en commun sa richesse particulière, de la donner à tous, on s’enferme dans sa communauté particulière, singulière, identitaire et, pour préserver sa soi-disant identité, on la cultive tellement à l’excès, qu’elle devient une barrière, une frontière, qui nous rend encore plus étrangement étranger, qui empêche la communication sinon la communion avec l’Autre : bref, on s’enferme dans le ghetto de sa différence. Et pourtant, pour peu qu’on veuille un peu gratter sous l’apparente banalité des choses, dans nos pratiques sociales usées de tant d’usage, on découvre que nous sommes, que nous vivons, même en plein XXIe siècle, tributaires d’héritages ancestraux multiculturels.

         Pâques en est un exemple. Mais écoutons d’abord une expression populaire de la douleur humaine face à la douleur humaine et divine du Christ marchant au sacrifice. Il s’agit d’un chant du flamenco, une saeta, une ‘flèche’, improvisée avec ferveur au passage de la procession du Vendredi saint. Chant âpre et torturé, torsadé de mélismes, scandé par de lugubres tambours militaires et suivi de trompettes dissonantes pour traduire la violence de la marche au supplice de Jésus. C’est chanté, dans un très vieux disque du début du XXe s, repris par Chants du Monde, par la mythique Niña de los peines, tiré du volume 3 de l’anthologie Grand cantaores du flamenco :

DISQUE I, PLAGE 4

         Dans cette déploration déchirante qui reproche amèrement à Pilate sa lâcheté, on sent bien que se mêle vocalement, dans le creuset de l’identité andalouse, l’Orient et l’Occident musical. Or, on l’oublie, même si on le redécouvre tragiquement par les persécutions contre les Chrétiens d’Orient, le christianisme est une religion née au Moyen-Orient. On écoutera la beauté de ce chant, en syriaque ou araméen, la langue de Jésus, un office de Pâques de la Résurrection du Christ de l’Église melchite, hymne tirée du Grand Canon de saint Jean Damascène, de Damas, par sœur Marie Keyrouz dans un disque Harmonia mundi, Chants sacrés de l’Orient :

DISQUE II, PLAGE 9


Ce n’est pas très différent de la vocalité mélismatique du flamenco.
         La fête chrétienne de Pâque est issue de la tradition religieuse juive. La Pâque juive ou Pessah, commémorait la sortie d'Égypte des Hébreux esclaves jusque-là, leur passage de la Mer Rouge et la naissance d'Israël en tant que peuple : symboliquement, elle devenait la fête de la libération et de la fin de l'asservissement de l'homme par l'homme. Le calendrier utilisé pour fixer la date de Pâques était le calendrier juif, qui, en fait, était babylonien. La résurrection de Jésus-Christ, le lundi de la Pâque chrétienne, tombait le 14e jour du mois de Nissan en même temps que Pessah, la Pâque juive. Au début de la chrétienté, les deux fêtes coïncidaient naturellement. Puis les chrétiens cherchèrent à se démarquer de la religion juive.
         Au moment de la conversion au christianisme de l’empire romain polythéiste, Constantin 1er convoqua le concile de Nicée en 325. C’est là que fut décidé que, pour les chrétiens, Pâques se fêterait le premier dimanche après la pleine lune qui suit l'équinoxe de printemps, date où jour et nuits sont égaux. Et, pour éviter toute confusion, la Pâque chrétienne devait être décalée d'une semaine les années où l'équinoxe correspondait justement à la Pâque juive, à Pessa'h.
Mais, Pâque juive ou chrétienne, le facteur commun c’était, depuis la nuit des temps, une fête également païenne, une fête du printemps, de la renaissance de la nature après la sorte de mort de l’hiver.
         Les cultures se mêlent, s’emmêlent avec le temps. Bel exemple même dans le quotidien au sens le plus précis du terme : les jours, la semaine, dans notre culture religieuse pourtant judéo-chrétienne, sont une survivance du paganisme ancien, du polythéisme antique. Le dimanche, dies dominicus, jour du Seigneur, est chrétien, le samedi, sambati dies, est d’origine juive, tous les autres jours sont tirés du panthéon païen des Romains : le lundi est le jour de la déesse Lune (Monday des Anglais), le mardi, le jour du dieu Mars, mercredi, jour de Mercure ; jeudi, celui de (Jove) Jupiter et, vendredi (venerdi), celui de Vénus. Quant aux Anglais, encore, il on fait du dimanche (Sunday), le jour du Soleil. En songez que le mois de juillet est celui de Jules (César) et celui d’août, celui d’Auguste…

       


EN(CHANTEURS)


Die Entführung aus dem Serail
Singspiel en trois actes,
K 384de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Livret de Goettlieb Stephanie Jr, d’après Bretzner Création : Vienne, Burgtheater, 16 juillet 1782
Opéra de Toulon,
9 avril 2017
                  Éternellement jeune, la musique de Mozart ne semble jamais mieux sonner que servie par des jeunes, et cette production, d’une juvénile fraîcheur, résonne encore à nos oreilles.
Turquerie
Les rapports entre l’Europe et la Turquie, qui nous occupent ou préoccupent encore aujourd’hui, ne sont pas d’hier. Dernière grande alerte ottomane, turque, en Europe, le siège de Vienne en 1682 : heureuse conclusion au moins d’un conflit, nous lui devons les « viennoiseries », les croissants (de lune), délicieuses pâtisseries de la victoire autrichienne et chrétienne, de la Croix sur le Croissant islamique et, un siècle plus tard, passé le danger, l’Enlèvement au sérail de Mozart (1782). Son premier singspiel, mêlant chant et parole, musique savante et populaire ; le second et dernier, sa Flûte enchantée situe dans l’Égypte, turque encore de son temps, le temple de l’humanisme maçonnique.
L’Orient était en vogue au Siècle des Lumières depuis la fin du siècle précédent. Venue d’une Espagne ayant chassé et pourchassé ses derniers maures et arrêté l’avancée turque en Méditerranée à Lépante en 1571, la mode orientale, à travers romans (Zaide, de Madame de La Fayette), avait eu un regain d’actualité en France avec l’ambassade turque ratée à Versailles des envoyés de la Sublime Porte (1669) dont Louis XIV voulut se venger en commandant la turquerie de Molière/Lully, Le Bourgeois gentilhomme (1670). Cette comédie ballet et le Bajazet tragique de Racine (1672) traduisent et trahissent le sentiment ambivalent de l’Europe pour la Turquie : on voudrait en rire mais on en a peur, on voudrait l’intégrer et on la redoute. Un siècle après, vaincu ou contenu, le Turc, l’Oriental, peut devenir le sage symbole inverse de nos folies chez Montesquieu et ses Lettres persanes, Voltaire, ou bien l’image de la magnanimité dans Les Indes galantes de Rameau et dans Mozart et son Égypte maçonnique que Bonaparte mettra largement à la mode avec sa campagne (1798) et sa cohorte de savants, dont Champollion. Les Orientales, dramatiques, de Victor Hugo ne sont pas loin avec les déchirements du soulèvement anti-turc des Grecs. Mais, au XVIIIe siècle,  la traduction par Antoine Gallant des Mille et Une Nuits (1704) avait mis à la mode un Orient sensuel et badin, alibi de l’érotisme libertin du Sopha de Crébillon (1742), des Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, un peu plus édulcoré dans les opéras de Gluck La finta schiava (1744), Les Pélerins de la Mecque (1764) qui deviendra sagement bourgeois chez Boieldieu et son Calife de Bagdad (1800) et carrément bouffe avec le Rossini du Turc en Italie et de l‘Italienne à Alger. Fantasmes et chimères d’un Orient, désorienté (perdre l’orient), qui ne fait plus peur à l’Europe triomphante.
         Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, König of Aegypten (‘Thamos, roi d'Égypte’, 1773) pour accompagner un drame d’inspiration maçonnique, un mélologue à la mode du temps, avec passages déclamés sur la musique. Mozart avait aussi manifesté son intérêt pour cet Orient alors aux portes de l’Autriche avec une autre turquerie allemande inachevée, Zaide (ou Das Serail, 1779), fondée déjà sur une histoire de sérail similaire, avec un personnage appelé aussi Osmin, une basse comme dans l’Enlèvement, et il compose également Le gelosie del Seraglio (‘les jalousies du sérail’ 1772), esquisse d’un ballet pour son opéra italien, situé dans la Rome antique Lucio Silla. L'Oca del Cairo (‘L’Oie du Caire’,1783), est un opéra-bouffe d’inspiration encore orientale, inachevé.


L’œuvre
Die Entführung aus dem Serail, ‘l’Enlèvement au sérail, de Mozart un opéra ou, plutôt,  un Singspiel en trois actes de 1782, livret de Stephanie. Le Singspiel , ‘Jeu chanté’, est du théâtre musical joué et chanté en allemand. L’Espagne, depuis le début du XVIIe siècle, avait créé la zarzuela, alternant passages parlés et chantés, suivent les ballad operas anglais et l'opéra-comique français, pas forcément comique au sens de faire rire, mais avec ce mélange de lyrique et de « comique », c’est-à-dire relevant de la comédie, des comédiens. Carmen, rappelons-le, est un vrai opéra-comique, puisque les passages parlés sont très importants.
         Origine à tiroirs, le livret allemand est tiré d’une pièce tirée d’un roman anglais inspiré de traditionnels récits espagnols de captifs sur des pirates barbaresques enlevant et faisant esclaves des chrétiens, les belles femmes étant réservées au sérail, au harem du seigneur. Ici, c’est un enlèvement contre le rapt : le maître et son valet, Belmonte, noble espagnol et Pedrillo, vont tenter d’enlever, d’arracher du sérail du pacha Sélim leurs deux amantes enlevées, respectivement Constance et Blonde, sa soubrette anglaise, malgré l’eunuque ogresque et grotesque, Osmin.


Réalisation et interprétation
         Misère des temps ? Manque de moyens sans doute mais non d’imagination d’une mise en scène alerte et enjouée de Tom Ryser, qui, avec la complicité de David Belugou pour les décors, essentiellement des tentures, des panneaux peints de beaux motifs orientaux (faïences ou tissus) descendant des cintres et des lumières magiques, de conte des mille et une nuits hollywoodien, de Marc Delamézière, retrouve l’esprit presque enfantin du théâtre de tréteaux qui convient à l’essence de l’œuvre. Juste une échelle en signe d'évasion. D’entrée, ce tissu bleu agité des deux côtés de la scène figure plaisamment et simplement la mer et ses vagues et un triangle de tissu à l’horizon est voile de navire de Belmonte arrivant ou des captifs partant à la fin. Au début, sur un écran défile un film muet, une belle jeune femme, heureuse, cheveux au vent, filmée d’un œil sûrement amoureux et la parenthèse se fermera à la fin sur l’idée et la caméra du Pacha magnanime filmant le départ des amants heureux comme il avait filmé son malheureux amour que l’on comprend maintenant. 

Habilement, les toiles peintes ou panneaux, avec fluidité, dessinent, délimitent des espaces, muret, mur séparant les lieux de l’action, place, palais, sérail, singularisant les héros solitaires, ombres et lumières, pénombre et mystères du sérail. Un défilé de femmes, cheveux dissimulés, suffit à en dire l’oppression de prisonnières du sérail ou d’une religion, hurlant comiquement à la vue d’un homme infiltré accidentellement, et la récupération de leur libre chevelure à la fin, rendue par le Pacha lui-même, qui les aura symboliquement enfermées en leur passant et boutonnant un chemisier uniforme, en dira la libération parallèle à celle des héros. Signe éclairant de ce beau symbole contemporain de nécessaire émancipation des femmes inscrit, sans tambour ni trompette autres que de cette « musique turque » plaisamment stylisée par Mozart, dans cette mise en scène modernisant intelligemment  sans le tirer par les cheveux autres que ceux des dames, le propos et les costumes (Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne) : les Turcs sont ici des guerriers contemporains, des sortes de talibans, petites coiffes de turban en tête, armés de mitraillettes et le Pacha en est le rigide et sombre chef, joué avec une rude grandeur par Tom Ryser lui-même, le metteur en scène. Sous la musique riante de Mozart et sous la souriante fable du texte affable, une sombre actualité : régression du statut des femmes, rapts, rançons, violence, guerre menace de tortures dont la dignité exaltée de l’héroïne, femme fidèle, saura se tirer. Mais rien d’insistant, rien contre la musique.

Servie de main de maître par Jurjen Hempel, baguette agile, jamais lourde, dynamique, tonique dès l’ouverture percutante, pulsation parfois haletante en ses tempi mais sans jamais mettre en danger les chanteurs, sachant manager les silences humoristiques de pas de loup de certains moments. Le Chœur de l’Opéra de Toulon (Christophe Bernollin) chante avec la conviction obligée des masses soumises la gloire d’un Selim pirate et oppresseur, qui la mériterait pourtant à la fin dans la grandeur de sa clémence et de sa générosité. Dans ce rôle ingrat, parlé, Tom Ryser, racé, déploie une belle élégance, une noblesse même dans sa raideur de chef militaire toujours armé, qui ne le rendrait pas indigne d’une héroïne, fidèle à son amant, mais sensible aux marques d’amour que lui manifeste son geôlier : admiration réciproque et signe, peut-être, d’un amour moins conventionnel raté.
Pédrillo est plus incarné dans le jeu physique agile du ténor Keith Bernard Stonum que vocalement, avec un aigu un peu opaque, mais il est touchant et se tire bien d’un air héroïque rarement dévolu par la convention lyrique à un valet de comédie. Il fait couple avec l’accorte Blonde de Jeanette Vecchione, virevoltante, dont la voix de soprano léger,  a un joli corps pulpeux, un aigu piquant colorant d’une touche picaresque un personnage joliment troussé en servante maîtresse, esclave faisant trembler le redoutable gardien du sérail, lui donnant une cinglante leçon de galanterie, prenant, avec le fusil, le pouvoir.  Ce dernier, la tonitruante basse Taras Konoshchenko, accuse des graves profonds détimbrés dont on accusera certainement rhume ou allergie, si l’on déchiffre les quelques gestes désespérés du chanteur signalant discrètement sa coupable gorge. Mais il est le personnage, faisant même effet comique de sa difficulté comme étouffant de rage les sons difficiles étranglés. Sous le comique de la force brutale et fanatique vaincue et ses rêves sadiques de tortures, demeure malgré tout sa menace latente au poids de plomb.

Ni comique ni vraiment dramatique, le personnage de Belmonte est le ténor amoureux de convention qui annonce par son lyrisme élégiaque le Ferrando de Cosí fan tutte mais sans le déchirement de l’amour trahi, on n’aura ici que du traditionnel dépit amoureux entre les amants au pire moment de l’évasion. Le ténor Oleksiy Palchykov le représente avec une silhouette aussi juvénile que son timbre lumineux et raffiné, au phrasé élégant, à l’impeccable tenue de souffle qui déploie avec clarté le ruban des vocalises. Personnage le plus profond, noble, tragique, Konstanze a une palette de sentiments qui vont de la nostalgie du premier au désespoir du second, airs expressifs et poignants, di portamento, de tenue de souffle,  à l’héroïsme échevelé de vocalises du troisième, « Marten alle Arten »,  où elle défie les menaces terribles du Pacha, véritable air de concert précédé d’un long prélude orchestral où la voix, instrument virtuose, rivalisant avec les vents et même les trompettes, et en triomphant.  Jeune, noble belle silhouette, Aleksandra Kubas-Kruk, voix de soie, aigus limpides et sûrs, se drape avec naturel dans l’étoffe du personnage, se coule, sans jamais sombrer, dans la folie de l’air concertant dont elle transcende la virtuosité par une expressivité émotive d’héroïne lumineuse qui, plus que plaidant pour la clémence du bourreau, semble aspirer avec jubilation au martyre au nom de la fidélité à sa foi : l’amour.
Venant d’horizons nationaux divers, U.S.A., Ukraine, Pologne, tous ces interprètes, jeunes, se fondent, pour notre bonheur, dans la musique sans frontière de Mozart.

Die Entführung aus dem Serail
de Mozart,
Opéra de Toulon,
7, 9, 11 avril 2017
Direction musicale :  Jurjen Hempel
Mise en scène :  Tom Ryser. Décors : David BelugouCostumes : Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne. Lumières : Marc Delamézière. (collaboration de Marc-Antoine Vellutini)
Distribution :
Konstanze : Aleksandra Kubas-Kruk ; Blonde : Jeanette Vecchione ;  
Belmonte :  Oleksiy Palchykov ; Pedrillo : Keith Bernard Stonum ; Osmin ; Taras Konoshchenko ; Pacha Selim (rôle parlé) : Tom Ryser.

Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon
Coproduction Opéra de Fribourg, Opéra de Lausanne, Opéra de Tours, Théâtre du Capitole de Toulouse. 

Photos Frédéric Stéphan :
1. Belmonte, prisonnier d'Osmin ; 
2. Konstanze et le Pacha geôlier ;
3. Le sérail ;
4. Voile de la libération ;
5. Le Pacha filme : son amour enfui ou sa générosité?
 

mercredi, avril 19, 2017

DU VIEUX-PORT À CUBA SUR LES ONDES DU RYTHME

                        N'Joy By Novotel
                   vendredi 21 avril à 20:00
         Novotel Marseille Vieux Port à Marseille

(MARIE) ANGE DE FEU




Soy mucho más

Récital espagnol de Marie-Ange Todorovitch, mezzo,

Marion Liotard, piano.
Château de Flaugergues,
Montpellier,
24 mars 2017

Feu de la robe rouge de la flamboyante interprète, de la fleur dans les cheveux de la pianiste, des robes du bouquet de dames de fp, « Féminin Pluriel Montpellier-Méditerranée» (The global women network), généreuse association internationale d’aide multiforme aux femmes aux besoins divers, dont Marie-Ange Todorovitch est Membre d’Honneur : elles organisent ce concert gracieux dans une salle du château.
Feu de ce concert hispanique par une fougueuse interprète habituée des grandes scènes françaises et internationales, de l’Opéra de Paris à la Scala en passant par les festivals de Glyndebourne, Aix-en-Provence, Salzbourg, des Chorégies d’Orange, mais fidèle toujours à ses attaches méditerranéennes de Montpellier, sans oublier Marseille, port d’attache aussi à en juger par l’attachement que lui porte ce public difficile. Mais une grande voix qui sait se plier aux difficultés et exigences intimistes du récital de mélodies non soutenue ou protégée par l’orchestre, se livrant dans la presque nudité de l’accompagnement d’un piano partenaire égal, sans le soutien de la trame narrative d’un opéra, passant, dans l’enchaînement rapide des morceaux, à l’intensité chaque fois variée de chaque air distinct, à la création d’un climat, d’un paysage, d’un état d’âme différent. Il est certain que Marie-Ange Todorovitch possède souverainement cette double maîtrise lyrique de la scène et du récital, où elle est scène à elle seule, habitée toujours complètement par la musique, habillée de la complicité souriante de la pianiste Marion Liotard.
Les deux premières mélodies interprétées sont de Fernando Obradors (1897-1945), tirées de ses Canciones clásicas españolas (1941), des coplas quatrains octosyllabiques du véritable trésor que sont les villancicos, ‘villanelles’ populaires des XVIe et XVIIe siècles dont texte et musique se sont transmis oralement et par les Cancioneros imprimés jusqu’à leur captation moderne par Felipe Pedrell à la fin du XIXe. Avec une touche respectueuse, Obradors les harmonise et en fait de petits joyaux lyriques et poétiques, tel ce galant madrigal « La mi sola Laurola »…, chant à saveur modale archaïsante, fervent et pur, résonant d’échos du seul nom de la Dame du serf d’amour, que la voix de Marie-Ange a cappella caresse amoureusement comme un appel au début et à la fin, avec une seule cadence en cascade vocalisée avec les perles délicates du piano. Irisée de rêverie sensuelle, « Del cabello más sutil… », autre madrigal, dans la première strophe, tresse extatiquement le cheveu de la dame, lien d’amour, toujours dans la tradition courtoise, mais le second couplet, plus populaire, charnel, exprime le désir érotique de l’amant se rêvant jarre où l’aimée viendrait boire, y posant ses lèvres comme un baiser, fièvre amoureuse d’une chaude voix sur les ondes fraîche des arpèges et trille d’un liquide piano. De Carlos Guastavino (1912-2000), le « Chopin de la pampa », La rosa y el sauce, ‘La rose et le saule’ est une délicate et poétique mélodie, onirique couleur, sur l’amour passionné de l’arbre pour une rose enlacée à son tronc, arrachée par une jeune coquette : la sensualité du timbre nimbe le sens mots de cette tragédie intime à l’échelle des fleurs.
En interlude, Marion Liotard nous donne à entendre un solo de piano du rare compositeur brésilien Ernesto Nazareth (1863-1934), Odeón, un choro tropical plein de rythme joyeux, brodé à l’aigu, sur une basse obstinée à la main gauche, dynamique et dynamisant.

Retour à l’hispanité péninsulaire avec les Siete canciones populares españolas (1915) de Manuel de Falla (1876-1946), qu’on ne présente pas, bonheur du piano virtuose et de la voix véloce.  Écrites sur des coplas, quatrains octosyllabiques assonancés aux vers pairs, héritage du romancero, sur lesquels s’est bâti pratiquement tout le folklore hispanique, de la Péninsule à l’Amérique latine, c’est un parcours musical synthétique de l’Espagne, qu’on réduit abusivement à l’Andalousie. « El paño moruno », réécriture d’un thème populaire andalou, cruelle métaphore de la femme déshonorée tel un châle taché, en solde, avec un piano ostinato, syncopé, staccato, imitant le rasgueado et le punteado de la guitare, arpégé et pointé du flamenco, et la « Seguidilla murciana », vivace séguedille de Murcie, implacable rythmique à l’impeccable rendu dans ses mélismes, cadences en triolets, d’une voix précise qui chante « limpio » comme on dit pour le flamenco, propre, nette dans les appogiatures, les fioritures, sans bavure, jamais savonnées.
Sortant de l’ensorcelante hésitation mineur/majeur des autres chansons et de leurs modulations enharmoniques, la solaire « Jota » en majeur a l’arrogance drue et drôle de l’Aragon. Mais, encore que sans doute trop rapide dans les longues tenues, la voix de l’interprète se fait tendrement confidentielle dans la cantilène mélancolique de l’«Asturiana», des Asturies, d’une région à la musique plus mélodique que rythmique, où les nets contours ibériques se teintent de brume celte, et Falla fait passer en finesse, dans le piano plaintif, l’évocation bleutée de la gaita, la cornemuse du nord-ouest de l’Espagne, horizon vaporeux de nostalgie. Bien que Todorovitch ait invité le public à ne pas applaudir entre les morceaux de cette suite, son interprétation murmurée de la « Nana », est d’une telle émouvante tendresse, dans le balancement berceur du piano, que le public explose en applaudissements et qu’elle en profite pour dédier cette berceuse, à Marion Liotard, mère récente. La « Canción » est chantée avec le dédain qui convient, le piano semblant hausser les épaules avec une gracieuse désinvolture. Mais dans le « Polo » rageur final, aux vertigineux mélismes flamencos, jouant contre le texte qui exprime une inavouable douleur cachée, Marie-Ange, diabolique de passion, la publie avec une telle expression qu’une spectatrice du premier rang, étrangère à nos chauds climats, s’en émeut expressivement et la cantatrice lance le cri Ay final sur un mi éclatant et un éclat de rire.
Extrait du  Poema en forma de canciones, de Joaquín Turina (1882-1949), sur un poème de Campoamor, « Nunca olvida », d’une cruauté mordant tranquillement les paroles, à l’heure de la mort, débite paisiblement le pardon aux êtres haïs et l’impossible pardon à la personne la plus aimée. Puis ce seront les deux mélodies extraites de Cinco canciones negras de Xavier Montsalvatje (1912-2002), la célèbre « Canción de cuna para dormir a un negrito », la délicate berceuse à un négrillon de sa mère et, en contraste exaltant, le jubilant Canto negro, ivresse dansante et chantante en onomatopées rythmiques.
Autres interludes, Marion Liotard, aura encore proposé, en accord avec l’hispanité du programme et hommage à la poétesse cubaine Eyda Machín, deux pièces de piano du polymorphe grand compositeur cubain Ernesto Lecuona (1895-1963), Rapsodia negra, morceau qui intègre dans la musique classique des rythmes afro-cubains qui sont la caractéristique des Caraïbes, une sorte de signature de Cuba universalisée, avec des cadences qui font la part belle à l’inventivité de l’interprète qui s’en donne à cœur joie et, ensuite, tirée de la suite espagnole, cette « Aragonesa », ‘Aragonaise ‘, pimpante de la franchise gaillarde de la jota, très orchestrale.

Le musicien cubain était transition appropriée pour le gros du programme, deux créations du compositeur Lionel Ginoux, présent dans la salle, sur deux poèmes en espagnol d’Eyda Machín présente aussi, deux commandes de Marie-Ange Todorovitch, toujours soucieuse de défendre la musique d’aujourd’hui, que ce soit des opéras contemporains de Marseille à l’Opéra du Rhin (L’Amour de loin, Colomba, Quai ouest) en passant par Salzbourg.
Lionel Ginoux, vit et travaille à Marseille. Jeune encore, il a déjà une œuvre abondante derrière lui jouée en France et à l’étranger, pour orchestre (symphonies, concertos), chœur, ensemble instrumental, opéras de chambre (Vanda, Médée Kali, dont la créatrice de ce dernier, Bénédicte Roussenq, somptueux soprano, assiste au concert) et de très nombreuses mélodies et, entre autres, un disque récent de son Brasier d’étoiles par la soprano Jennifer Michel avec Marion Liotard au piano Sans être inféodée à aucune école, son œuvre, aux formes très diverses, se caractérise par une liberté d’écriture où prime un lyrisme à la fois rythmique et sensible.
Le premier texte d’Eyda Machín, Soy mucho más, ‘Je suis beaucoup plus’, donnait son titre au récital et développe cette phrase reprise à chaque début de vers, en anaphore. C’est une longue plainte ou complainte qu’au XVIe siècle, on eût qualifiée de blason du corps féminin divisé, décliné en « bouche, yeux, seins, jambes, mains, langue », que le poème reprendra en résumé vers sa fin, avec cette différence que tout ce qui valorise par parties le corps, non de la Dame de l’amant courtois mais la femme physique concrète, est ici défendu par la narratrice en protestation contre les « sales désirs » de l’homme profanateur qui la dévalorise et semble la réduire à l’objet, contre quoi, révoltée, elle affirme « Je suis beaucoup plus que… » (mais on se demande alors pourquoi elle le tolère…). Une autre anaphore plus courte de quelque vers, « Je suis… », sera l’affirmation presque panthéiste, cosmique, de ce qu’elle estime être. Poème d’un grand souffle, avec des jeux de sons et de rythmes.


Sans connaître l’espagnol (mais en connaissance et de son amie poétesse qui lui en fait lecture et traduction), Ginoux part donc du mot, du matériau sonore, plus du son que du sens, approche sensuelle, séduit et conduit par la rythmique et la musique de cette langue qu’il exalte sans aucune faute d’accent. Comme il nous le confiera, il tisse d’abord au piano un tapis d’accords à trois sons aux deux mains, consonants ou dissonants, en fort contrastes souvent. Dans un ostinato d’abord endiablé, très fièvreusement dansant, cubain finalement, il pose une mélodie polymodale et la voix, dans un ambitus naturel, élève ses protestations véhémentes dans une sorte de combat contre l’effervescence adverse du piano avant de le vaincre dans la seconde partie affirmative, de le réduire presque au silence, à des nappes harmoniques, à des cadences largement arpégées, trouées de vides, qui semblent acquiescer en douceur au triomphe final absolu de la femme.

Bien plus bref, le second poème, Amo en ti, ‘J’aime en toi…’, toujours construit sur l’anaphore de ces premiers mots, après cette verve vibrante de révolte, est une plage de paix où la voix de Marie-Ange fait miroiter en finesse les facettes fruitées de son timbre velouté dans le médium, soyeux dans l’aigu, moiré, dans une sensible volupté de l’art du chant et du mot, du phrasé, dans une diction remarquable.
Les bis seront encore un hommage à l’hispanité, deux boléros célèbres, Bésame mucho et Dos gardenias, plus un tango, El día que me quieras, des airs qui requièrent autant la confidence que la vocalité.
Beau tribut que ce programme par ce duo de grandes dames, piano et chant, à Féminin/pluriel.

Photos :
1. Marie-Ange Todorovitch (© Anke Doberaurer)
2. Marion Liotard et Marie-Ange Todorovitch (© Eyda Machín) ;
Photos : Lionel Ginoux
3. Eyda Machín et Marion Liotard ;
4. La poétesse et l’interprète ;
5. Lionel Ginoux.






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