Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

jeudi, mars 31, 2016

Borély Lyrique


                                                   AIRS D'OPÉRA À BORÉLY 
                                                Château Borély
                                        Musée des Arts Décoratifs,  

                                        de la Faïence et de la Mode
 

Dimanche 3 avril 2016
11h00
Entrée Libre : Concert - Musée
Billets Gratuits à la Billetterie
Florent LEROUX-ROCHE  -  Baryton
Anne GUIDI  -  Piano

Rossini, Donizetti, Massenet, Gounod, Verdi, Mascagni...
Dans les pièces majestueuses de ce château cher aux marseillais, Florent Leroux-Roche accompagné par Anne Guidi interpréte les grands airs de Verdi, Rossini, Donizetti, Gounod… en regard aux faïences et aux habits d’époque.

lundi, mars 28, 2016

FILLES FLEURS ET FEMMES FRUITS


Madame Chrysanthème

Opéra en quatre actes, un prologue et un épilogue

d’André Messager

Livret de Georges Hartmann et Alexandre André

d’après le roman éponyme de Pierre Loti
Création à Paris, Théâtre de la Renaissance, le 21 janvier 1893

Première représentation à l'Opéra de Marseille
23 mars 2016
Version concertante

Le joli temps des colonies…

      Bien loti le Loti, en femmes : une dans chaque port. Chaud lapin, ce marin qui, de ses succès féminins (faciles) ramène en métropole des succès de librairie qui font rêver d’érotisme exotique lointain ses compatriotes au foyer.

      De son vrai nom Louis Marie Julien Viaud (1850-1923), sous son nom d’écrivain, Pierre Loti (celui d’une fleur de Tahiti) cet officier de marine français, dans ses romans d’inspiration autobiographique, narre complaisamment ses pittoresques amours : dans le premier, paru anonymement, qui affecte en partie la forme de journal intime, Aziyadé (1879), c’est son aventure (bien improbable) avec une odalisque du harem d’un dignitaire ottoman : elle mourra de son abandon, l’amant aussi ; il qualifie cette liaison d’ « amourette à la turque ». Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), raconte déjà un mariage, à Tahiti, avec une indigène, et il en sera tiré le livret de l’opéra de jeunesse de Reynaldo Hahn, L'Île du rêve, créé en 1898 à l’Opéra-Comique, après avoir aussi coloré Lakmé  (1883) de Léo Delibes. Le 9 juillet 1885, dès son arrivée pour une escale à Nagasaki, Loti épouse par contrat d’un mois renouvelable, une jeune Japonaise de dix-huit ans, Kiku-San (Madame Chrysanthème). Les amours de la contemporaine Carmen (1875) lyrique « ne durent pas trois mois » ; celles de Loti, bien moins : il quitte son épouse japonaise le 12 août et en fait le roman de ce nom en 1887, mis en musique par Messager en 1893.

      Pierre Loti, qui eut des funérailles nationales dans un pays qui se reconnaissait en lui, était arrivé au bon endroit au bon moment. Alors qu’en 1892, l’Espagne, le plus grand empire d’Europe pendant plusieurs siècles, perd, avec Cuba, Porto-Rico et les Philippines, les derniers vestiges de ses colonies, avec certaines nations de l’Europe, la France se taille un empire colonial : en 1883 prise de Hanoï, expédition au Tonkin, protectorat imposé à l’Annam, occupation de Madagascar. Puis annexion de Tahiti. Dix ans après, alors qu’on bricole les statuts de l’Algérie conquise, c’est le Soudan, le Cambodge arraché au Siam, le Laos… Loti, qui sillonne les mers du sud, représentant de la marine de guerre française, incarne dans ses œuvres un amour gaulois exporté qu’il importe paré des couleurs exotiques à la Gauguin, autre pourvoyeur contemporain d’images sensuelles de Vénus complaisantes des îles. C’est, sinon encore le tourisme, le colonialisme sexuel en tout bien tout honneur: la France fait l’amour, pas la guerre. Mais guerre d’amour tout de même, à en juger par les dégâts.



Madame Chrysanthème

       Avec la conjonction de Lakmé à Avignon, de Butterfly qui y trouve une source, c’est une magnifique idée de Maurice Xiberras que de nous proposer ce regard sur une œuvre oubliée, inédite à Marseille, imbue avec une insouciante inconscience de la même idéologie impérialiste occidentale, franchouillarde ici, et nourrie de la même veine orientaliste de Félicien David.


     On regrettera l’absence de surtitres pour capter, malgré la générale bonne diction française des interprètes, les finesses d’un texte jusqu’ici inouï, dont le peu qu’on comprend n’est pas sans intérêt, bien que le découpage du livret, sans doute trop fidèle à l’original littéraire narratif, statique, passant mal la nécessaire concision et dynamique dramatiques requises par la mise en musique qui en allonge forcément le tempo, explique sinon justifie son échec. Avec de longs passages parlés, c’est bien une œuvre d’Opéra-Comique, de demi-caractère, sans caractère dramatique justement. Il n’y a pas ici la nécessaire tension scénique du théâtre : exposition, nœud, péripéties et catastrophe ou dénouement. C’est une plane succession de morceaux de genre, un Prologue breton ému qui aura le pendant d’une fête japonaise ironisée, une séparation plus qu’une rupture ou un divorce matrimonial sans drame autre qu’une scène de petite jalousie plus proche du vaudeville que d’Othello, et un sage Épilogue de retour au bercail breton, avec, pour conclusion de la parenthèse orientale, une philosophie petitement masculine qui reprend, à la fin, le credo du début sur l’universelle similarité des femmes.



Des bourgeois épouseurs

       Mais héros étranges de banalité face à la même pas inquiétante étrangeté de cette terre et population étrangères. Ils n’ont pas rompu les amarres de leur Bretagne originelle du Prologue, retrouvée à l’Épilogue en un cercle narratif et musical, et cette nostalgie semble les rendre imperméables humainement à leur nouvel environnement humain des antipodes. D’entrée, donc, comme une donnée fondamentale bien machiste, « Les femmes sont partout les femmes », ritournelle digne d’Offenbach, reprise à la fin. Axiome confortable de la supériorité masculine posé ou imposé sur la diversité du réel, qui les rend incapables, peut-être à l’exception d’Yves, géniteur devant l’éternel et regrettant femme et enfants de sa Bretagne, de cultiver les fleurs de la différence, malgré les apparences de les cueillir.

      Car cette fine fleur de la marine française, quatre officiers sans doute (interprétés par deux chanteurs) et un Amiral évoqué, à peine posé le pied sur cet archipel des hommes comme disait Roland Barthes, ne semblent avoir de cesse que d’avoir choisi, sur le catalogue d’une solide agence matrimoniale, une femme, une épouse au nom de fleur ou de fruit : Chrysanthème, Jonquille, Campanule, Prune, Fraise… 


      Tant qu’à effeuiller la marguerite, on pourrait penser qu’on peut en varier les pétales, adorer autant la rose qu’honorer d’autres fleurs. Mais non : même si ce répertoire botanique de filles-fleurs ou femmes-fruits, qu’offre à la consommation ou dégustation la maison de Monsieur Kangourou, pourrait être celui d’un bordel, justement, ces messieurs bien, au lieu de butiner de fleur en fleur, semblent ne vouloir que se fixer sur une seule, et par mariage, même par contrat renouvelable. Mariage, institution. Loin d’être des aventuriers du sexe ou des « épouseurs à toutes mains » comme Don Juan qui ne prodigue la sienne que pour passer de femme en femme, ces bons bourgeois transposent ici les normes de là-bas, cherchant femme, même a minima, mais avec la stabilité, la sécurité que leur garantit l’agence officielle.

      Alors que les héros français, si l’on a bien compris, demeurent en ces terres lointaines bien plus qu’une saison (un an, deux ans ?) on ne voit pas que les fruits passent les promesses des fleurs : pas d’accident, pas de conséquence filiale à ces mariages sans procréation, comme avec des fleurs stériles. Et, autant qu’on en juge, aucune empathie, guère de sympathie envers ce peuple et ses coutumes, jugées, comme la cuisine locale, avec une condescendance amusée, évoqué plus tard sans nostalgie.



Archipel musical

     C’est donc sans émotion dramatique que l’on assiste à cette version concert, dont le mérite est, par ailleurs d’intensifier notre attention à la musique. Nous la découvrons non comme un vaste continent perdu mais, oui, comme un savant archipel d’îles musicales aux accents reconnaissables de son temps, même wagnériens, mais profondément personnels, puissants, tendres. Le chef Victorien Vanoosten, qui s’est longuement plongé dans la partition oubliée, sans références externes comparatives, nous y fait naviguer d’une baguette sûre, soulevant la houle ou apaisant la tempête d’un orchestre très nourri, enveloppant de vagues ou d’écume les chanteurs sans jamais les noyer.

     Il faut dire que la distribution c’est un équipage d’une rare solidité et homogénéité, même dans un rôle des plus brefs pour la soprano Virginy Fenu, Madame Jonquille. On retrouve avec grand plaisir, Sandrine Eyglier, Oyouki, Madame Campanule, candidate rebutée au mariage avec Yves, l’imperturbable mari fidèle à sa femme bretonne, dans un très beau duo avec l’héroïne et un air de genre, poétique et aérien sur « la colombe » plein de charme. Madame Prune délurée et madame Fraise pleine d’allure, Lucie Roche déploie le velours de son mezzo comme toutes les ressources de la coquetterie, toute piquant et douceur, pour assouvir avec humour son goût féminin d’exotisme masculin européen, quitte à tromper son Sucre de mari, un Xin Wang, peut-être trop doucement sucré, presque couleur locale, mais cantonné aux coulisses bretonnes des Prologue et Épilogue.

     Entrepreneur matrimonial cynique, dynamique et joyeux, Rodolphe Briand, grand comédien et excellent chanteur, se taille un légitime succès en Monsieur Kangourou et un Charles indéfini, tirant cette œuvre vers son caractère plus comique qu’opéra dramatique. Dans des rôles doubles qu’on a du mal à discerner, Yves et René, le premier ami, le second (peut-être frère) du héros, le Yann Toussaint incarne de sa magnifique voix noble de baryton, égale sur tout son registre, le seul personnage nuancé de l’œuvre, sensible autant que viril, muré dans sa fidélité à l’épouse lointaine, digne et un peu distant mais témoin lucide du spectacle guère reluisant de son supérieur Lieutenant. Celui-ci, chantant sinon incarnant deux personnages, Raoul indéfini, et Pierre, on n’ose dire le héros, mais la figure centrale de la pièce, c’est le ténor Jean-Pierre Furlan, arrogante voix, vaillante, héroïque pour un rôle qui ne l’est guère, surmontant toutes les difficultés dont est semée sa partie. Madame Chrysanthème, Annick Massis mérite encore une fois des fleurs, tous les bouquets : sans singer les petites filles, elle joue d’une voix éternellement jeune, onctueuse, aisée, ce personnage touchant, doté des grâces d’une partition fleurie, exquise, sans mièvrerie, un gazouillis d’ornements comme dans l’air de « la cigale » : un régal.

     Des chœurs grandioses et nombreux (Emmanuel Trenque) servent brillamment cette musique, malheureusement desservie par un livret falot.

Madame Chrysanthème
d’André Messager
Opéra de Marseille
23 mars 2016
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Victorien Vanoosten.
Distribution :
Madame Chrysanthème : Annick MASSIS ; 
Madame Prune / Madame Fraise : Lucie ROCHE ; 
Oyouki / Madame Campanule :  Sandrine EYGLIER
 ; Madame Jonquille : Virginie FENU. Pierre / Raoul :  Jean-Pierre FURLAN
 ; Monsieur Kangourou / Charles : Rodolphe BRIAND
 ; Yves / René :  Yann TOUSSAINT ; 
Monsieur Sucre / Un gabier :Xin WANG.
Photos Christian Dresse :
1. Annick Massis ;
2. Jean-Pierre Furlan ;
3. Yann Toussaint ; Virginue Fenu, Lucie Roche ;
4. Sandrine Églier, Annick Massis ;
5.Xin Wang  Rodolphe Briand, Yann Toussaint.

vendredi, mars 25, 2016

À LA FOLIE


La Folie à l’opéra est une constante. La scène de folie est le moment ou le héros ou l’héroïne bascule dans une démesure pathologique.
C’est une valeur sûre pour l’inspiration du compositeur qui peut pousser les limites des dissonances et des vocalises au plus loin des possibilités des différentes tessitures.
Il sera intéressant d’entendre comment les compositeurs ont exprimé cette démence par les instruments (cuivres, contrebasse, flute), par la voix (cris, vociférations, abattement), ainsi que par les rythmes lents ou rapides.
Mozart, Verdi, Beethoven, Bellini, Purcell, Tchaïkovski, Donizetti, Richard Strauss, Leigh, Janacek, Moussorgski, Berg, illustreront les propos du conférencier. 

Conférence par 
 Jean-Pierre Bergon
samedi 9 avril 2016 
                               maison Dora Maar à Ménerbes

Cette conférence commence à 10h30 , dure jusqu’à 12 h.  L'entrée est gratuite et les personnes qui arrivent à 10 h ont droit en plus à un café et, à l’issue, à un  petit apéritif est également offert...
 Ménerbes
 http://www.duvoyage.com/voyager/france/menerbes/maison-dora-maar-menerbes.html
 

jeudi, mars 24, 2016

L‘ACMÉ DU CHANT FRANÇAIS (bis)

 

LAKMÉ
Opéra en trois actes de Léo Delibes (1836-1891), 
livret d’Edmond Gondinet (1828-1888) et Philippe Gille (1831-1901) 
d’après  Rarahu ou le Mariage de Loti 
Création : Paris, Opéra-Comique, 14 avril 1883

OPÉRA GRAND AVIGNON,
20 mars 2016
Je le répète : à reprise d'une production prisée, reprise de sa présentation, même reprisée de ses éléments nouveaux dans son passage de Toulon à Avignon. 
L’œuvre
    Fin du XIXe siècle, Depuis Félicien David, la mode orientaliste règne en France sur la scène et les arts, appuyée aussi sur un colonialisme tranquille, à la bonne conscience. L'Europe impérialiste s'exporte dans le monde en le colonisant impudiquement. Pierre Loti, officier de marine, fait rêver avec ses récits, ses romans sur fond autobiographique d’amours faciles et sans engagement pour le mâle occidental triomphant. Cela donnera des tragédies comme Madame Butterfly, victime d’avoir cru au mirage d’un mariage qui n’était, pour le fallacieux époux américain, qu’une union par location, révocable à chaque instant. Mais, quinze ans avant Puccini, il y a, entre autres, cette Lakmé dont l’agréable et séduisante musique cache mal une douloureuse trame, un drame de l’incompréhension entre deux cultures, ici l’indienne, écrasée par l’arrogance supérieure de la colonisation anglaise, le fatal décalage entre deux cultures et deux milieux sociaux incompatibles malgré l’amour partagé entre la jeune hindoue et le jeune officier britannique.

    Intégrisme religieux, terrorisme ?
   En effet, dans l’Inde colonisée du XIXe  siècle, où l’occupant blanc interdit la religion autochtone qui devient clandestine, avec tous les secrets inquiétants que cela peut supposer et la haine accumulée, la rencontre entre Lakmé, vouée au temple et sacrée comme une vestale autrefois, et Gérald, officier anglais occupant, ne peut déboucher que sur une impasse, raciale, sociale, culturelle. C’était déjà le nœud de la prêtresse Norma pactisant en secret avec l’envahisseur romain, trahissant sa patrie : Lakmé est fille du Brahmane Nilakantha, qu’on dirait aujourd’hui intégriste religieux, fanatisé, extrémiste implacable proche d’un terrorisme  venir ; elle est une sorte de déesse, donc intouchable, en tout opposée au charmant colonisateur pour qui ce pays est une source d’exotisme et de curiosité esthétique. Le contraste entre les Hindous et les Anglais, Gérald, son ami Frédéric, les deux filles du gouverneur et leur gouvernante pincée, Mistress Bentson, est habilement traité par la musique qui en trahit l’inadéquation aux lieux, encore que le premier air de Gérald a une poétique saveur orientalisante qui exprime en lui, peut-être, au-delà de son sens esthétique émerveillé d’un bijou, un possible sentiment d’adaptation, sensible et amoureux.


    Le discours endogène des femmes sur les indigènes, guère porté à la communication autre qu’exotique, ne fait que renforcer leur sentiment presque freudien d’inquiétante étrangeté face à ce pays, l’Inde, son peuple et ses rituels, d’autant que la situation politique est tendue entre occupants et occupés : le regard supérieur et rapide du touriste. Seul Frédéric a une approche plus sympathique et moins superficielle, seul personnage à n’être pas un sommaire « caractère » simpliste de convention, comme Nilakantha, le méchant « intégriste » bien méchant, même non sans raisons, contre l’envahisseur : à part Frédéric, tous sont pratiquement unidimensionnels, d’un simplisme conventionnel d’Opéra-comique, aux gros traits sans grandes nuances. Si Lakmé, douce et tendre, en attente inconsciente de l’amour comme un Chérubin féminin mélancolique,  dans son air délicat d’introspection, et Gérald, présenté comme un rêveur poète, énamouré d’un bijou, même pas d’un portrait de femme comme Tamino dans La Flûte enchantée, leur amour en une seule rencontre est bien fulgurant et d’une convention qui n’offre guère de place à un développement affectif vraisemblable, que pourtant, leur deux airs solitaires, deux âmes en recherche, laissaient entrevoir. Mais la grâce de la musique est telle qu’on se laisse embarquer, même sans autre émotion que musicale et lyrique, dans leur schématique aventure perturbée par le traditionnel baryton jaloux, ici un père quelque peu incestueux.


Réalisation et interprétation
    Le minimalisme de la scénographie de Caroline Ginet, au lever de rideau, sur un fond indécis de verdure ombreuse, un tertre de terre rouge pour figurer le temple et son autel, nous épargne un pittoresque exotique à couleur locale trop colorée. La profanation de l’intrus anglais, la souillure, est élégamment symbolisée avec sobriété par le récipient renversé de poudre jaune, or ou safran, égales denrées précieuses pour les avides colonisateurs, à côté de corbeilles de fleurs, fleurs perdues, profanées, préfigurant le délicieux duo de Lakmé et sa servante ; au dernier acte, un énorme saule pleureur, signe éploré des amours à pleurer, avec encore ce rideau de fond, fondu végétal de lianes hésitant entre ombre et lumière, rêve et réalité, filtrant de superbes éclairages bleutés de Gilles Gentner, ont la même simplicité d’épure pour les pures amours ainsi mises en relief par la mise en scène sobre ou pauvre, trop a minima dramatique de Lilo Baur. Cependant, à l’acte II, vu du balcon, bien qu'apparaissant moins serré que sur la scène de Toulon, toujours trop crûment éclairé, l’entassement du portique, colonnettes et piliers métalliques, apparemment méticuleusement astiqués, claquent comme un clinquant hétéroclite de brocante de quincaille de bric et de broc, de temple hindou attendant des touristes pour cette exotique fête à la couleur locale  accusée par contraste avec les uniformes anglais en gris et non en rouge.



   Les costumes d’Hanna Sjödin sont sagement post-victoriens pour les Anglais, délicats pastels rose et bleu pour les Ladies, un vert plus accusé pour la gouvernante, d'un pittoresque exubérant pour ceux qu’on appelait les « indigènes » dans l’acte II, à grand renfort de jaunes éblouissants, mais cela est d'e bon ton et dans la tonalité de la musique. Quelque arrogante brutalité des dominateurs européens, si elle traduit la botte impérialiste et justifie la haine du brahmane, est sans doute trop discrète, au milieu des agréables danses obligées des bayadères (chorégraphie : Olia Lydaki), pour montrer une tension politique explosive, juste un peu d’amertume dans le sirop amoureux entre la dolente hindoue et l’indolent Anglais. La bicyclette et le tricycle ambulant sont des signes de la modernité que les Anglais occupants apportent ou imposent à l'Inde, alibi de l'impérialisme.

     Hors cela, l’arrière-plan politique, ou le choc culturel, qui aurait pu soutenir une tension dramatique puissante, malheureusement d’actualité aujourd’hui, est juste allusif dans les bousculades, mais la musique légère d'Opéra-Comique de la grave profanation du temple permet-elle autre choses sans artifice forcé? On regrette aussi que le personnage du Brahmane, monolithique religieusement mais père ambigu, qui guette même, comme un amant jaloux, le sommeil de sa fille, ne soit pas traité : « J’ai voulu t’écouter dormir », avoue-t-il dans une formule bien plaisante qui supposerait que la tendre Lakmé ronfle… (et l’on passera aussi sur le formule pléonastique d’une « ombre assombrit ta beauté. »

L’acmé du chant français
    Dépassés l’amusement d’un Casanova à l’Opéra de Paris sur la façon française de chanter, ou les sarcasmes d’un Rousseau sur l’« urlo francese », ‘le hurlement français’, oubliées les failles d’une certaine école aujourd’hui dépassées par la jeune génération, on peut encore dire sans hésiter que la distribution entièrement française (la Québecoise Julie Boulianne ne nous en voudra pas de l'annexer à la famille) de cette production de Lakmé, du premier au dernier chanteur de l’œuvre, a représenté l’acmé, un sommet sans doute du chant français dans sa plus belle expression d’élégance, de clarté, de diction : un bonheur. Une réussite chorale d’une équipe, un trio de trois talentueuses femmes aux lumières près (et l’on n’oublie pas le chœur bien mené) au service d’une musique française raffinée et délicate, d’un exotisme de bon ton, mais bon teint, efficace sans démonstration, aussi évanescente parfois que l’héroïne rêveuse, efflorescente non seulement de tant de fleurs évoquées, effeuillées par Lakmé et Mallika  dans leur duo poétique et charmeur, mais au lyrisme fleuri de vocalises en guirlandes : fleur du beau, du bien mais aussi du mal puisque la jeune fille en fleur se donne la mort en mangeant la datura fatale.
      Avec humour, Julie Pasturaud campe l'opulente Mistress Bentson, so british par le rôle et ses études musicales, son habitude de Glyndebourne, d'une belle voix grave, pleine d'autoritaire séduction. Chloé Briot est une bien jolie, piquante et pimpante Miss Rose rousse, parée d'un joli timbre de soprano ; à Miss Ellen, Ludivine Gombert apporte une gravité et une profondeur sensibles et cette pureté de timbre donne au personnage la dignité de victime collatérale des amours exotiques de son fiancé Gérald. Duettiste dans le fameux duo des fleurs, Julianne Boulianne, Mallika au timbre tendre et voluptueux séduit d'emblée la salle.
Comparses, figures éphémères, mais sans lesquelles le spectacle n'existe pas, on salue Patrice Laulan, Cyril Héritier, Xavier Seince, respectivement un Chinois, un Dombien, un Kouravar, la diversité ethnique dans cette œuvre au fort parfum xénophobe. Déjà salué à Toulon et remarqué à Marseille dans Orphée aux Enfers, dans le rôle du fidèle serviteur Hadji, dévoué à sa maîtresse dont on croit sentir qu'il est amoureux, Loïc Félix, dans sa seule phrase d'importance, sans presque rien d'autre pour imposer son rôle, impose encore la beauté de son phrasé et de son timbre. Que dire de nouveau, sans se répéter, de Christophe Gay en Frédéric? Baryton à la sonore voix, plein d'allant et de prestance, il est juste dans quelque rôle que ce soit tout en restant lui-même, élégante allure et sympathique figure. Nicolas Cavallier, voix de tonnerre contre les occupants impies, adoucie de tendresse paternelle et amoureuse dans « Lakmé, ton doux regard se voile… », est un effrayant fanatique foudroyant dans la scène du complot, glacial à la mort de sa fille aussitôt sublimée par la foi.

    Nous suivons depuis longtemps, avec bonheur et admiration, l'évolution, de l'opérette à l'opéra, de Florian Laconi passant, de ténor léger de ses débuts au ténor lyrique d'aujourd'hui, laissant pressentir, pour l'égalité du timbre dans tous les registres, le lirico spinto puccinien. Justement, c'est la puissance actuelle de sa voix qui semble contredire au rôle subtil de Gérald : la tradition française de l'Opéra-Comique attend une variation dans les couleurs, des passages du registre de poitrine aux piano de la voix mixte, surtout dans son premier air, une rêverie.  Mais Laconi, comme encombré de sa voix, demeure pratiquement dans le registre héroïque, dans une constante vaillance qui n'est pas de mise, de mise en scène nuancée comme celle-ci, et, en guise de demi-teintes donne des demi-fortes. C'est peut-être un Pinkerton du Middle West mais guère un Gérald victorien, passé sans doute par Oxford. On se dit alors que cet assaut viril de voix accuse la choc de civilisation avec la délicatesse indienne de l'héroïne.


Que dire aussi, encore, sans se répéter, de la Lakmé de Sabine Devieilhe, qui semble d'y être identifiée. Je ne peux que citer ce que j'en disais à Toulon : "menue poupée qui n’est pas défigurée par une grande voix, émouvante et sensible dans son air d’introspection et les duos, elle déploie toutes les irisations d’un timbre délicat, moelleux même dans l’aigu extrême, sans nulle dureté, une technique impressionnante de précision et d’aisance : une petite grande Lakmé." D'une πivre reposant pratiquement sur ses seules fragiles épaules, d'un rôle écrasant par le nombre d'airs et de duos, elle reste apparemment à la fin d'une fraîcheur de fleur et, même des passages qui pourraient être mièvres, elle en fait des merveilles de douceur, de poétique vérité.
À le tête de l’Orchestre régional Avigon-Provence et du chœur de l’Opéra de Grand Avignon, Laurent Campellone fait une grande musique même de cette œuvre sans doute pleine des facilités de la convention de l'Opéra-Comique dans le désir de plaire, mais dont on aurait tort de sous-estimer l'agrément, le charme, une grâce impondérable : orientalisme de bon aloi,  élégance et mesure, indéniable beauté mélodique. On la dirait encore dirait exemplaire de la culture française si les frontières n’étaient absurdes, artificielles, et la musique, universelle, comme ceux qui la servent et la dirigent. 

Lakmé de Léo Delibes
Opéra Grand Avignon
20 et 22 mars 2016
Co-production Opéra de Lausanne et Opéra-Comique
Orchestre Régional Avignon-Provence
Chœur (Aurore Marchand) et ballet (Éric Belaud) de l’Opéra Grand Avignon
Direction musicale : Laurent Campellone:
Mise en scène : Lilo Baur. Décors : Caroline Ginet. Costumes : Hanna Sjödin; Lumières : Gilles Gentner. Chorégraphie : Olia Lydaki.
           
 Distribution :
Lakmé : Sbine Devieilhe ;  Mallika : Julie Bouliane ; Mistress Benson : Julie Pasturaud ; Miss Ellen : Ludivine Gombert ; Miss Rose : Chloé Briot.
Gérald : Florian Laconi ; Nilakantha : Nicolas Cavallier ; Frédéric : Christophe Gay ; Hadji : Loïc Félix; marchand chinois : Patrice Laulan ; un Dombien :Cyril H&ritier ; un Kouravar : Xavier Seince.

Photos Atelier AC Delestrade :
1. Mallika Hadji, Lakmé, ;
2. Les intrus anglais dans le temple ;
3. Lakmé et Gérald ;
4. Danse des bayadères ;
5. Le marché indien ;
6. Lakmé et Nilakhanta ;  
7. Gérald (Laconi) ;
8. Lakmé (Devieilhe).




mercredi, mars 23, 2016

PAPILLON ÉPINGLÉ




Madame Butterfly

Musique de Giacomo Puccini, livret e Giacosa et Illica

Opéra de Marseille

16 mars 2016


L’œuvre
     À reprise d’œuvres du répertoire, reprise de présentations répertoriées sur les mêmes. Sur la genèse de cet opéra, n’en pouvant renouveler forcément l’origine, je reprends donc ce que j’ai déjà dit, avec des ajouts.
    Avant ce chef-d’œuvre, il y eut d’autres œuvres sur le thème : Madame Chrysanthème (1882), roman autobiographique de Pierre Loti. Se mettant en scène crûment, il raconte comment, à Nagasaki, le temps d’une escale de son navire, par contrat légal renouvelable d’un mois, il épouse en juillet une jeune Japonaise qu’il quitte en août, la femme pouvant se marier ensuite sans problème, du moins nous dit-on. Porté par la mode orientaliste et l’exotisme colonial manifeste dans Lakmé de Delibes (1883) qui oppose deux mondes, l’Orient er L’Occident impérialiste, le roman à succès fut mis en musique par Messager (1893). Le galant et ambigu Loti récidivait : il avait déjà écrit Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), évoquant un séjour et un mariage à Tahiti, sans oublier une aventure galante à Istanbul, avec, selon lui, une femme du harem. Beaux succès féminin pour un homme qu’on nous dit amoureux de ses homologues. Sa Madame Chrysanthème, mise en musique par Messager (1893), proche de la future Butterfly par le thème du mariage entre une Japonaise et un marin étranger, n’est pas exactement une victime, c’est une femme intéressée, faisant une bonne affaire, et non amoureuse de l’homme blanc abandonneur comme la future Madame Butterfly de la nouvelle américaine de John Luther Long, devenue une pièce anglaise  mélodramatique (1900) de David Belasco de même titre. Le thème cruel de la geisha épousée, engrossée, abandonnée et suicidée, est ainsi présent dans une actualité sinon une conscience occidentale sûre de son bon droit colonialiste quand Puccini, en 1904, lui donne la finition et la définition qui en font un opéra définitif, qui a éclipsé ces œuvres, qui ne lui ont pas survécu.

      Encore une fois, comme pour Norma, Tosca, tirées de pièces de théâtre, La traviata, d’abord roman puis pièce, Lucia de Lammermoor, La Bohème, adaptées de romans, c’est la musique qui fixe dans l’imaginaire collectif un sujet errant avant son archétypale mise en forme lyrique. Dans un langage harmonique qui n’ignore ni Wagner et ses leitmotive voyageurs ni Debussy et ses raffinements délicats de timbres mais puissamment personnel, Puccini dote son œuvre d’un orchestre riche et fin à la fois qui en fait un opéra symphonique où les trois « airs » sont pris dans la trame serrée d’une musique continue, d’un pittoresque oriental sensible mais qui ne nuit en rien à l’expressive sensibilité universaliste, science musicale savante au service d’une émotion humaine immédiate.


La réalisation et interprétation
     C’est une reprise de la réalisation mémorable de 2007 par Numa Sadoul. Dans une concise « Note de mise en scène », il précise la place primordiale de l’enfant, aux premières loges de la mort de sa mère et du rapt de son père assassin. C’est à travers ses yeux, ses rêves heureux ou cauchemardesques, ses fantasmagories, qu’il nous livre sa vision, à partir du moment où « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille… » ne s’élargit pas ici comme disait Hugo, réduit à deux femmes abandonnées : Douleur, nom de baptême final que lui donne sa mère décidée à mourir, n’est pas né dans la liesse  mais la détresse qu’on lui a dissimulée. Heureux ceux qui meurent dans la mort consentie, même si on les y a contraints, malheur à ceux qui restent. L’issue rabâchée, le sort de Butterfly scellé depuis l’origine pour le public, c’est le regard sur celui qui reste que porte Sadoul, la compassion inévitable pour la même ne devant pas dissimuler par son pathos l’héritage dramatique reçu par un enfant de trois ans. D’où les passages oniriques dont le petit garçon est le héros central, le jour joueur dans l’innocence de l’enfance avec ses petits copains, dont il est déjà différent, la nuit assailli de rêves poétiques et angoissants. C’est sensible et bien venu.

     La mise en scène de Sadoul, s’inscrit délibérément en contre des « japoniaiseries » trop ornementales, qui tempèrent souvent d’un luxe japonisant et de rêve exotique occidental la cruauté d’épure de la situation : un officier américain, dans l’arrogance insouciante de son pouvoir de séduction et de la puissance de l’argent, s’offre, le temps d’un séjour à Nagasaki pour une mission militaire, une adolescente, issue d’une famille noble ruinée par le suicide imposé au père par l’Empereur, réduite à la prostitution, apparemment élégante, de geisha pour survivre cruellement avec sa mère.
    La morale ne trouverait pas grand chose à redire dans l’entretien matériel d’une maîtresse lucide sur sa situation si ce statut de femme entretenue n’était fardé par un mariage à la japonaise, valable « 999 ans », vrai pour elle, pittoresque jeu pour lui, résiliable tous les mois, comme la location de la maison qu’il lui offre en même temps. Maison, non luxueuse comme on voit la plupart du temps avec une nuée de domestiques, mais ici une modeste, presque misérable cabane de bois, un petit ponton allant vers un gouffre sur la mer. Il ne s’est pas ruiné pour ce que la jeune énamourée estime paradis, ce fringant officier de frégate fièrement nommée «Abraham Lincoln », qui paya de sa vie sa lutte pour l’égalité raciale des noirs esclaves. Avec un nom au ton de rose, Pinkerton, porte lui-même les prénoms Benjamin Franklin, d’une autre généreuse figure des USA, Président de la première ligue abolitionniste de l'esclavage. Ironie onomastique qu’on ne relève guère

      Décor minimaliste de Luc Londiveau, sous les lumières crues ou fantomatiques, livides, de Philippe Mombellet pour la cruauté maximaliste du sujet : un abus tragique de pouvoir, le cynisme d’un officier blindé comme son navire contre lequel s’écrase fatalement le papillon brûlé à la flamme de l’amour, épinglé par son propre couteau face à l’infamie de l’abandon et à l’arrachement de son fils : elle semble le pressentir en découvrant que, dans le pays de son époux, on épingle les beaux papillons. Le papillon enclos dans son cadre, l’enfant présent dès l’ouverture, la femme sacrifiée, de dos, en croix, comme un tragique épouvantail, signent d’emblée une densité poignante qui pèse sur tout le spectacle.

      Les costumes sobres et sombres de Katia Duflot, gris, à peine adoucis de teintes bronze, moutarde, vieux rose, même éclairés par la robe blanche de mariage de Butterfly, les ombrelles dansantes, les quelques fleurs de Suzuki, loin des pittoresques estampes japonaises, ont le deuil du bonheur et les couleurs du drapeau américain, une vivacité dérisoire comme l’Hymne américain, ou l’« America for ever », qui retentissent avec une grandiloquence ironique à l’orchestre. La belle robe de Madame Pinkerton, portée avec une élégance opulente de nantie par Jennifer Michel tout en douceur de voix et sympathie pour ces pauvres femmes, culpabilisée d’un crime qu’elle n’a pas commis et cherchant sans doute le rachat par l’amour qu’elle vouera à l’enfant de son mari, montre toute la distance entre deux mondes, accusée encore par la pauvreté sensible de la petite japonaise passée naïvement à l’Occident et à la religion de son mari (Vierge de Lourdes, statue de la Liberté) corps et âme, avec un brutal retour à l’esprit et chair sacrifiée du Japon : l’hara-kiri.
     Seuls éléments spectaculaires, le rêve de l’enfant, les bulles de savon constellant la nuit, et le cauchemar de Butterfly personnifié par le bonze effrayant en voix et corps (Jean-Marie Delpas) à la tête des spectres familiaux vindicatifs ligués contre son apostasie, sont intégrés avec force dans la logique dramatique, puissant contraste avec le magnifique interlude du nostalgique et lointain chœur à bouche fermée de l’attente entre veille et sommeil (Emmanuel Trenque), douce exhalaison d'un rêve lointain de bonheur évaporé à l'aube éclatante du tutti orchestral.

      Un orchestre, bien connu et conduit magistralement par Nader Abbassi. Laissant largement respirer les chanteurs dans la tradition lyrique italienne, exaltant l’envolée érotique du duo d’amour, il garde un œil minutieusement attentif aux divers pupitres, fait rutiler dans le forte et cisèle en douceur les couleurs riches et complexes de cette musique à l’harmonie raffinée, aux accords concis changeant rapidement d’atmosphère, tranchant parfois comme une lame et caressant comme un drapé soyeux de kimono. 

    La distribution est nombreuse et bien en place. On reconnaît à peine sous la vraisemblance orientale Mikhael Piccone en Commissaire impérial flanqué de son acolyte Frédéric Leroy en Officier du registre. Même épisodique, elliptique prétendant à l’amour de l’intraitable désormais Madame B. F. Pinkerton qui le repousse bien durement, le Yamadori de Camille Tresmontant réussit à nous attendrir en alternative crédible et sensible, japonaise, à l’officier infidèle américain : on souhaiterait qu’elle accepte cette solution. Habillé à l’occidentale en homme qui a saisi le vent et le cours de l’histoire d'un Japon qui commence à s'ouvrir, Rodolphe Briand est un sinueux Goro, entremetteur mielleux et fielleux, mais, lâche face aux femmes qui le battent même, il est presque un attachant et amusant personnage de comédie. En Sharpless, la conscience morale non écoutée, le baryton Paulo Szot, retrouvé avec plaisir,  déploie la beauté de sa voix et un jeu sensible sans sensiblerie.

     Le ténor roumain Teodor Ilincai prête à l’officier Pinkerton un corps de garçon bien nourri et bien pensant du Middlewest, guère raffiné, buvant à même la bouteille sans même penser d’abord à offrir au Consul, sûrement d’une autre extraction sociale, un verre. Ironique face aux éventails, ombrelles et kimonos, aux rituels d'une culture raffinée dont les codes délicats lui échappent, c'est, en quelque sorte, l'éléphant dans le magasin de porcelaine. Guère de malice, apparemment, en lui, ni de cynisme grand seigneur, plutôt une bonne conscience du droit que lui donne l’argent et la jeune puissance américaine, traduite par l’insolence d’une superbe voix éclatante en aigus triomphants de coq érotique et patriotique sans scrupules (« America for ever !»), sûr de lui, sans grandes nuances, avec une impatience masculine du désir que cherche à satisfaire immédiatement sa bonne santé plus qu’une voluptueuse recherche érotique du plaisir : baiser plus que faire l’amour.

     À l’inverse, choc subtil de sexe féminin et de civilisation, la femme, la japonaise Cio-Cio-San, ancienne geisha pliée à l’art d’amour, oppose à la brutalité du désir mâle tous les atermoiements délicats de la coquetterie : préparation, jeux préliminaires, poétisation culturelle d’une sexualité qui, sans cela, serait bêtement animale. Et il faut dire que la silhouette gracieuse et gracile de la soprano bulgare Svetla Vassileva, aux gestes et à la démarche comme chorégraphiés, sa grâce enfin, rendent crédible ce personnage de trop jeune fille à l’âge invraisemblable, mais archétype d’une grande âme trahie par la vie qui va vers la grandeur du sacrifice. La voix, souple malgré une indisposition due aux effets pervers du mistral qu’elle nous avouera après, sait allier à la puissance requise pour vaincre la rampe orchestrale de Puccini, l’arc-en-ciel de demi-teintes. Sa dignité sans pathos dans la misère puis la tragédie, rend plus barbare le triomphalisme du mâle occidental, même saisi tardivement par le remords. Son grand air, à genoux d’abord, comme une prière, est une sorte de rêve, une touchante hallucination et son air d’adieu à son fils, l’adorable petit Basile Mélis, une déchirure à vif qui arrache les larmes. La digne Suzuki au dévouement absolu campée par la Roumaine Cornelia Oncioiu, voix ronde, chaude comme il sied au personnage de nourrice et servante, a un rayonnement maternel émouvant, déchirée de détresse dans son inutilité à sauver sa maîtresse. Dans des rôles différents en importance, le trio des trois femmes différentes est un contrepoint finalement solidaire et touchant, sans défenses, au monde du pouvoir écrasant (même le Consul malgré sa morale, le représente) des hommes dominants.

Madama Butterfly de Puccini
Opéra de Marseille,
16, 18, 20, 22, 24 mars.

Orchestre de l'Opéra de Marseille
Direction musicale : Nader Abbassi.
Chœur de l'opéra de Marseille (Chef de chœur : Emmanuel Trenque).
Mise en scène : Numa Sadoul.
Décors :  Luc Londiveau. Costumes : Katia Duflot. Lumières : Philippe Mombellet.

Distribution
Cio-Cio San : Svetla Vassileva ; Suzuki : Cornelia Oncioiu ; Kate Pinkerton : Jennifer Michel.
Pinkerton : Teodor Ilincai ; Sharpless : Paulo Szot ; Goro : Rodolphe Briand ; Le Bonze : Jean-Marie Delpas ; Yamadori : Camille Tresmontant ; Le Commissaire impérial : Mikhael Piccone ;
L'Officier du registre : Frédéric Leroy ; Douleur : Basile Mélis.

Photos Christian Dresse
1. Rituel raffiné ;
2. Le mariage ;
3. Ilincai, Szot, Oncioiu, Briand en arrière-plan ;  
4. Le cauchemar (Delpas, en bonze vengeur) ;
5. La lettre ;
6. La mère et le fils(Mélis et Vassileva) ;
7. Le suicide. 



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