Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, décembre 28, 2016

CONCERT DES 40 ANS DE LYRINX




À LA RECHERCHE DU SON PERDU


LE SON RETROUVÉ
           Célébré dans le monde pour la recherche éperdue d'un son original perdu par la sophistication technique, né à Marseille, le label musical Lyrinx, avec sa pure touche musicale, en est à quarante ans de service en faveur d'une musique non asservie aux excessives retouches sonores des studios d'enregistrement. Regrettant l’appauvrissement harmonique inéluctable de la compression du CD, dont se désolait aussi Elisabeth Schwarzkopf, qui explique le retour contemporain du vinyle, Lyrinx cherchait sa voie et trouvait sa voix musicale dans une nouvelle alors technique d’enregistrement.
            En effet, dès 1998, c’est le nouveau support numérique Super Audio CD (SA-CD), plus fudèle, basé sur la technologie de numérisation DSD (Direct Stream Digital), mis au point et à sa disposition expérimentale par Sony, qu’emploie Lyrinx pour tous ses enregistrements, devenant ainsi l’un des tout premiers labels au monde, le premier éditeur français, à l’utiliser. Ainsi, Lyrinx s’est fait rapidement connaître au Japon et aux États-Unis par des prises de son naturelles, dans des conditions de concert public refusant les artifices du son retouché, trafiqué, la compression réductrice du compact, par un son d’une vérité musicale aujourd’hui reconnue partout et qui est devenu sa marque, sa signature.

     

DE SYRINX À LYRINX
         Ce label s’appela d’abord Syrinx, puis devint Lyrinx. De Syrinx à Lyrinx, il n’y a qu’une lettre. Heureuse, poétique et musicale paronomase, deux mots de sonorité semblable, le premier, Syrinx, nom de la nymphe poursuivie par les assiduités du Dieu Pan, transformée en roseau pour le fuir puis en flûte par lui pour en garder mémoire : mémoire amoureuse d’un son et quel amateur de musique n’a pas souvenir de Syrinx de Debussy ? Le passage du S au L, de Syr à Lyr évoque, convoque tout naturellement l’instrument musical antique, la lyre, faite pour accompagner la poésie, mot qui se décline en lyrique, la voix chantée émise par le larynx. Quelle richesse sémantique connote sinon dénote ce mot ! Quelles harmoniques au sens musical, harmonieuses donc, enfermées dans ce simple nom de Lyrinx, ainsi prédestiné pour un label musical sur l’antique terre provençale et la Phocée grecque où il a vu le jour !
         Nom aussi apparemment prédestiné que son fondateur René Gambini ne l’était pas par son métier initial de peseur-juré. Mais pesons les mots et ne jurons de rien : de ce corps professionnel créé en 1228 pour le port de Marseille et dissous en 2004, peseur-juré le fut également un illustre Marseillais, Jean Ballard, dont une rue, un cours, perpétue le nom mais moins que son œuvre immense de fondateur de la célèbre revue Les Cahiers du Sud revue pionnière à défricher, à déchiffrer la poésie moderne, le surréalisme, la première à publier des poètes étrangers de première grandeur tel Federico García Lorca pour n’en citer qu’un, un catalogue impressionnant de poètes, d’écrivains où se retrouvent  tous ceux qui ont pu compter au panthéon des lettres de 1914 (où elle s’appelait encore Fortunio), alphabétiquement d’Artaud à Simone Weil  et Marguerite Yourcenar, souvent pour leurs premiers textes jusqu’à sa fin en 1966. Est-ce un hasard si le label Syrinx du peseur-juré Gambini se love dans un vénérable bâtiment des arsenaux des galères, tout comme celui des Cahiers d’un Balard disparu ?  Il n’y que l’espace d’une place qui sépare les deux lieux que, sans emphase, on se permettra, de considérer comme deux pôles culturels essentiels de la culture française à Marseille.
         C’est en 1976  que René Gambini, pianiste frustré par la nécessité de travailler pour vivre, mais musicien émérite reconnu, prié, pressé par Roland Petit alors à Marseille, d’enregistrer Verklärte NachtLa Nuit transfigurée’ de Schönberg avec les Solistes de Marseille pour un spectacle à Avignon, s’exécute, l’enregistre en son naturel et le coup d’essai est un coup de maître. Il fonde donc ce label par un premier disque, et le succès, du moins la reconnaissance arrive puisque l’Académie du Disque Français couronne un album Jolivet par un Grand Prix du Disque.
 

CONCERTS DES QUARANTE ANS
         Dans son catalogue, entre autres grands interprètes, on trouve le flûtiste Alain Marion, le violoniste Laurent Korcia, les pianistes Pierre Barbizet, Catherine Collard, Georges Pludermacher, Jean-claude Pennetier, Marie-Josèphe Jude, Katia Skanavi, Muza Rubeckyté, etc.
         Lyrinx, fêtait ses quarante ans avec trois concerts à la Criée, un plateau prestigieux de musiciens autour de la musique romantique le vendredi 9 décembre ; le samedi 10 après-midi, était consacré à la musique française et, pour clore la fête, il revenait à Olivier Bellamy, de Radio classique, élégant, disert et discret, d’ouvrir le samedi soir un vaste panorama de Bach à nos jours. Pour cette fête musicale et amicale, on retrouvait, pour le piano, Michel Béroff, Vittorio Forte, Marie-Josèphe Jude, Caroline Sageman, Katia Skanavi, Daniel Wayenberg, le vétéran de quatre-vingt-sept ans : soixante-dix ans de différence avec la benjamine de dix-sept ans, Sarah Jégou-Sageman, violoniste. Le violoncelle était illustré par Maja Bogdanovic. Pour la mandoline, le flambant et flamand marseillais, Vincent Beer-Demander professeur au Conservatoire, et son orchestre à plectres de pratiquement jeunes musiciens. 
Pour la voix, la mezzo-soprano Yana Boukoff qui signe chez Lyrinx un album ¡Yambó !, de Napoli à La Havane, de Sofia à New York, accompagnée par Daniel Wayenberg, dans lequel elle interprète des mélodies italiennes de Paolo Tosti, trois mélodies de son pays, six chansons de Gershwin et les  cinq fameuses Canciones negras, ‘Chasons nègres’, du catalan Xavier Monsalvatge dont la dernière, sur un poème du grand poète cubain Nicolás Guillén, Canto negro, qui donne son titre au disque.
         On signalera ici simplement les temps forts du dernier concert, du samedi 10 à 20 heures.
 Sous l’archet ailé du violon de Sarah Jégou-Sageman et le miel du violoncelle de Maja Bogdanovic, la Passacaille de Händel, c’était un dialogue amoureux entre la voix féminine et aiguë de l’un et la voix chaude, masculine, de l’autre, agacements gracieux, coquets, des pizzicati de l’une, appels piquants, échos, réponses arrondies de chaleur de l’autre, ferveur, effervescence des variations, courses poursuites et retrouvailles dans un climax, larmes de joie, gémissements de bonheur, frissons, tremblés des trilles, extase s’apaisant dans une lassitude heureuse, la langueur des mouvements lents comme des mots tendre longuement murmurés : l’accord parfait.
La pianiste Caroline Sageman, sa lançait dans le Scherzo N°2 de Chopin, donnant d’entrée le frisson pressé des triolets interrogatifs, suspendus avant de faire ruisseler comme des sentences fatales les réponses des notes avec une limpidité sans brouillage ni brouillard romanticoïde, avec une vigueur vigilante dans les évidences des montées et descentes, pourtant vite hérissées d’arpèges piégés s’apaisant enfin dans une douce cantilène, une fièvre, une ferveur sans mièvrerie ensuite, arrachant Chopin aux miasmes maladifs qu’on lui impose parfois encore : une musique forte, virile, exprimée avec une franchise bouleversante par la grâce d’une femme.
Version, interprétation brésilienne de Bach, les Bachianas de Villalobos étaient représentées ici par la plus célèbre, la N°5, dialogue voluptueux de la voix voilée de mélancolie du violoncelle de Maja Bogdanovic tissée à petits points poignants par le piano de Vittorio Forte, mais la chanteuse Yana Boukoff, mezzo en difficulté pour une tessiture de soprano dans la longue vocalise qu’elle ne reprendra pas non plus en bouche fermée pour le finale, plus heureuse plus tard dans Gershwin.

Que dire de ce géant vénérable du piano Daniel Wayenberg qui, annoncé par erreur par Bellamy dans une pièce de Liszt non programmée par lui, s’installe paisiblement au piano et, sans mettre le présentateur en difficulté, joue tranquillement celle de l’annonce, rien moins que les « Harmonies du soir » des Études transcendantales ? Sens de la construction, mise en valeur des symétries, puissance dans le tumulte jamais désordonné de cloches, impressionnant crescendo d’accords arpégés avant un retour léger, élégiaque, rêveur. On retrouvera cet éclectique jeune homme de quatre-vingt-sept printemps avec le même bonheur dans l’accompagnement jazzistique de Gershwin, dans le Libertango de Piazzola avec Vittorio Forte, dans la Première suite pour deux pianos de Rachmaninov partagée avec Michel Béroff pour notre joie, toujours à l’aise et parfaitement à sa juvénile place avec ses jeunes confrères.
Le plaisir de cette exceptionnelle soirée fut aussi dans les duos entre ces grands interprètes amicaux. Chargée d’organiser les répétitions des trois concerts, Marie-Josèphe Jude, la brune, entrait en miroir et jeu avec Caroline Sageman, la blonde, pour le premier mouvement de la Sonate pour deux pianos de Mozart, avec une complicité souriante contagieuse, espiègles, vives. D’autres surprises, d’autres connivences bien trouvées émaillèrent de concert amical et chaleureux. On l’on n’oublie pas le Concerto pour mandoline de Vivaldi, avec, en soliste et chef de cet Orchestre à plectre pluriel, Vincent Beer Demander, géant débonnaire au milieu de ces frimousses d’enfants, parsemées de quelques adultes, avec émotion penchés sur leur instrument, gravement fiers et tremblants, vibrant comme leurs cordes, de se retrouver dans cette salle immense, pleine, pour cette célébration au milieu de grands artistes reconnus et reconnaissants et bienveillants à cette touchante et nécessaire enfance de l’art.  

Avec : Vincent Beer-Demander, Michel Béroff, Maja Bogdanovic, Yana Boukoff, Vittorio Forte, Sarah Jégou-Sageman, Marie-Josèphe Jude, Caroline Sageman, Daniel Wayenberg.
Chopin, Gershwin, Händel, Liszt, Mozart, Piazzola, Rachmaninov, Villalobos, Vivaldi, etc.







mardi, décembre 20, 2016

PETIT ÉDITEUR MAIS BEAU TEXTE


Benoît Rivillon



LES MAUVES


Roman


Les Cahiers de l’Égaré


La Collection privée du Capitaine,

223 pages



            Un accident, des incidents : voilà l’incidente qui bascule un trajet et bouscule un projet de vie d’un couple parfait au parcours linéaire comme un concerto filant vers sa fin, ou une route droite au retour de vacances filant le bon coton bourgeois des existences ouatées, sans crise ni remords. Entre un Prologue, masculin, paternel, et un Épilogue, féminin, maternel, qui ouvre et ferme le cercle parfait du récit comme l’horloge de la ronde des heures, la ligne droite impeccable d’une route, l’implacable ponctuation de l’accident : enclenchement mécanique, logique psychologique, érotique, d’incidents jusqu’au dénouement inattendu, dans un suspense haletant, dans une somptueuse demeure géométriquement moderne, univers technique apparemment clos aux misères du monde, mais dans lequel, entre bonne et mauvaise conscience, s’étant mal conduit, le conducteur banquier de la luxueuse auto et sa pianiste de femme ont introduit, par l’infraction et comme par effraction délibérée, une paire d’auto-stoppeurs d’un monde imperméable au leur.

         Les inconnus dans la maison. Thème romanesque et cinématographique connu. Mais renouvelé ici par un agencement minutieux non des actions des intrus mais des agissements mentaux des hôtes, dans un renversement des agents actifs et passifs, des sujets et objets, des maîtres et des esclaves. L’heure tourne inexorablement et celle des règlements, des dérèglements arrive, celle des comptes, sinon en banque du banquier, réglés avec sa femme : les alliages, ou alliances chimiques inattendues des mondes antithétiques ou antagoniques, l’alchimie des atomes crochus des corps, atomisent un univers enclos dans son confort comme un bunker du conformisme bourgeois jusque-là sans ombre et sans recoin. Cela est tissé, filé, filmé dirait-on tant le découpage et les nettes images se prêteraient à une version filmique, dans une subtile progression d’un suspense toujours venu de l’intérieur.

         On applaudit donc la conduite maîtrisée du récit. Mais l’on admire une langue dense, précise, qu’elle évoque le monde de la finance comme d’un intérieur que l’on nous fait visiter en expert technocratique mais jamais jargonnant, qu’elle décrive la magie technique de la villa des deux maîtres, qu’elle invoque ou convoque une belle palette artistique, musique amoureusement notée ou cinéma connoté, souvent de simples allusions pour un lecteur cultivé (page 133, les mentions de « Daphné et Joséphine »  et du jazz renvoyant à Certains l’aiment chaud). Les heureuses métaphores et les bonheurs d’expression abondent :


« travailler avec des chaussures à deux SMIC », (p. 80) ; « un tremblement de terre parfaitement insonorisé » (p. 87) ; « Walter se vitrifia dans l’angoisse », « un magnifique fantôme sonore » [pour un enregistrement ancien de référence],   « on n’offre jamais à un artiste qui joue une œuvre l’enregistrement d’un autre. C’est comme offrir à sa femme le parfum de sa maîtresse » (p. 136) ; « se retourner pleine d’une belle complicité oxygénée vers le mâle assis, repus et vitreux » (p. 143) ; une « érotique d’horloger » (p. 158), etc.

Le portrait de Miller, concis, est remarquable (p. 76-77).  

          Face au soin et à la beauté sans apprêt de cette langue, on ne sait si imputables à l’auteur ou à l’éditeur, on regrettera cependant des paragraphes non rentrés, l’absence de marque des dialogues, guillemets ou tirets, quelques fautes non corrigées. Mais à lire ce beau roman on se félicite qu’un petit éditeur l’ait publié tout en déplorant que tant d’autres, qui prétendent à la littérature, l’aient bêtement ignoré.



Un « teaser » du roman existe sur Youtube.


dimanche, décembre 18, 2016

VOCALISTE COLORISTE




La Belle excentrique 
Récital Patricia Petibon, soprano,

Susan Manoff, piano

Marseille

Théâtre Toursky,

6 décembre 2016





         Ce récital de Patricia Petibon, belle réellement et excentrique délicieuse et délictueuse des formes académiques du concert, tourne et fait tourner les têtes, sinon les tables, même celle de La Bonne cuisine de Bernstein, qui tourne rond malgré des recettes qui tournent mal pour poulet, lapin (heureusement de fantaisie) et… spectateurs sceptiques mais pas susceptibles du premier rang, aux premières loges, qui dégustent, littéralement, recevant avec les saveurs, les couleurs, en pleine figure, les reliefs du repas lancés à la volée comme défis et détritus ; menu concocté par la coquine, cocottante et caquetante cuisinière cordon bleu, on n’ose dire maître queux malgré la queue de bœuf jetée aussi avec une désinvolture survoltée par la follette diva en tablier attablée au piano d’où elle extrait des cordes (à son arc), les ingrédients incongrus pour ses plats sans en faire tout un  : on s’en lèche les doigts sans en croire ses oreilles tant tout est à saison, assaisonné juste dans le tempo, même du « Civet à toute vitesse », de la musique, de la voix, du geste et déplacement. Un régal. Une intelligence qui se joue d’elle-même.

Art des langues

J’ai commencé par où elle finit ce savoureux récital, vertigineux d’équilibre dans un déséquilibre apparent, conclus, après un brillant solo de la pianiste complice marmitonne Susann Manoff (l’andante con moto du Prélude N° 2 de Gershwin) sur un fougueux et allègre Granada d’Agustín Lara. Petibon le chante avec un parfait accent espagnol, comme elle l’aura donné aux pyrotechniques Cantares de Turina, où sa voix se coule avec aisance dans les diaboliques mélismes stylisés du flamenco, comme, piquante, pimpante, dans le Vito, danse populaire espagnole harmonisée par Obradors, qu’elle colore d’accent andalou. Elle couronnera le concert par deux bis, la fameuse berceuse popularisée par les cantatrices espagnoles, « Canción de cuna para dormir a un negrito », quatrième chanson des Cinco canciones negras de Xavier Montsalvatje, qu’elle interprète en intime et déchirante douceur, cette fois avec l’accent cubain, justesse de situation post-esclavagiste sinon autoriale car le texte est de l’Uruguayen Ildefonso Pereda Valdés (1899-1996). Le deuxième bis sera un inénarrable tango, Léon, qu’elle détaille avec un charme canaille à un spectateur ébahi et ravi qu’elle fait monter sur scène.



Art de la couleur

J’ai retenu symboliquement ces morceaux comme représentatifs de l’éventail immense de Petibon, qui passe de l’air le plus émouvant ou le plus drôle à la chanson drolatique avec le même bonheur et la même justesse dans l’expression du sentiment et, ce qui me frappe, avec, me semble-t-il une adéquation de la couleur : couleur exacte des langues, et je témoigne de l’hispanique, dans des nuances de régions et de pays, Castille, Andalousie, Galice pour l'Espagne et Cuba, que même les grandes chanteuses espagnoles ne font pas toujours, du moins pour cette dernière, l’adorable berceuse.

Si jamais la qualification de colorature pour son type de soprano est juste pour la virtuosité qu’elle déploie dans le baroque et dans ce chant espagnol vertigineusement orné, c’est encore plus juste par l’étymologie du mot : l’art de colorer le son. Patricia Petibon a une palette personnelle très riche en nuances, la couleur dont elle pare chaque mélodie paraît à chaque fois unique et l’éclaire affectivement : Spleen vaporeux de Fauré, indécise lumière argentine de Pêcheur de lune de Rosenthal, et je n’oublie pas cette Asturiana de Falla, nimbée de brume et mouillée de pleurs, une discrète confidence arrachée au silence douloureux. Il faudrait tout réentendre pour en goûter les exquises finesses sans finasseries grossières et je ne cite, pour donner la mesure de cette sensibilité, de Satie, que le défraîchi Daphénéo, affadi de tant de fadaises interprétatives, qui retrouve, avec elle, une neuve naïveté. Quant à « La delaïssado », ‘la délaissée’ de Canteloube, extrait de ses Chants d’Auvergne, c’est le chant résigné puis révolté de la femme, de toute femme, où l’on retrouve les accents de son Alcina d’Aix. Même sens dramatique dans « A vida dos arreiros » », ‘La vie des muletiers’, texte en galicien, extrait du Poema de un día du rare Henri Collet, musicien hispaniste qu’elle nous offre comme un cadeau, dans cet air semé de mélismes à la tenue de souffle admirable.

Bref, on n’en finirait pas de détailler la variété de tons, de couleurs qu’elle déploie, passant des larmes retenues, de la mélancolie à la fantaisie avec force accessoires, fausses oreilles, faux nez, carottes, etc, du fantasque au cocasse, au loufoque, peut-être comme une pudeur, une défense de l’âme par une ironie, une dérision où, entraînant son extraordinaire partenaire de pianiste, elle s’inclut elle-même : suprême élégance de l’humour.

Un charme fou, foufou.


La Belle excentrique
Patricia Petibon, soprano,
Susan Manoff, piano
Marseille, Théâtre Toursky,
6 décembre 2016

Leonard Berstein, Henri Collet, Joseph Canteloube, Manuel de Falla, Gabriel Fauré, George Gershwin, Reynaldo Hahn, Agustín Lara, Xavier Montsalvatje, Fernando Obradors, Francis Poulenc, Éric Satie, Joaquín Turina.  


MONDE INTÉRIEUR ASPIRANT AU JOUR


Figurations fugitives sur les petits formats

de Johanna Heeg



Théâtre Toursky,

9 décembre 2016




         Sur la forme contenue des brefs formats, sur des fonds foncés ou à peine éclairés d’un frottement furtif d’un pinceau diluant les ombres, un foisonnement de figures sombres, une farandole futile ou funèbre, figuration fantasque ou fantastique d’une foule en mouvement, en action, surgie d’un horizon lointain du temps, voulant déborder le cadre et s’épandre sur les murs, des faces dont s’effacent les traits pour ne laisser subsister que l’expression, un sentiment :  deux sœurs effrayées, une séduction effarée, des passantes affairées, frimousses fraîches d’enfants ou faces fanées, fantomatiques, frissonnantes d’effroi, de froid (?), pullulement d’un peuple pressé ou oppressé, brossé,  frotté d’un pinceau à la pâte épaisse, on dirait, linguistiquement et musicalement, « fricatif », au chromatisme obscur sur des fonds fluidifiés de bleu ou d’un jaune timide, brusquement illuminé, comme un soleil, d’un orange éclatant sur la brume d’un corps, une ombreuse palette où la tache colorée est touche musicale, harmonie globale où la note, la couleur, se fond, se confond, estompe les contours des formes, en semble effacer les frontières linéaires pour les fusionner dans une génération, une germination, un engendrement effervescent de vie aspirant, de la pénombre, au jour. Des regards pointus, ponctuels : des points intenses qui tiennent lieu d’yeux, avides, pleins d’angoisse, d’interrogation, d’interpellation, d’attente du nôtre. Sur des visages vides, sur des rivages, des rives et des dérives du temps, ils sont pleins d’une vie finie ou qui n’en finit pas de s’acharner à vivre aujourd’hui en habits d’ailleurs et d’autrefois.

            Un monde en réduction surgi d’une estompe entre rêve ou cauchemar. 


AUX ORIGINES DU MYTHE DE SAINT NICOLAS AVANT "PAPA" NOËL


mercredi, décembre 14, 2016

NOËL POUR TOUS DANS NOTRE RÉGION





LA TOUR D'AIGUES
dimanche 18 décembre
17 heures
église Notre-Dame de Romegas

CONCERT DE NOËL

Orchestre des Alpes du Sud
Jean-Christophe SELMI, direction et violon


L'Orchestre des Alpes du Sud est un orchestre à cordes d'une vingtaine de musiciens, tous placés sous la direction de Jean-Christophe Selmi, qui tiendra également la partie de violon solo.
Pour nous aider à bien entrer dans l'hiver et à bien préparer la période des fêtes, il nous propose un programme de saison :

Le Concerto pour la Nuit de Noël
(Corelli)
"L'Hiver" (extrait des Quatre Saisons de Vivaldi)
La Symphonie des Jouets (autrefois attribuée à Léopold Mozart)
La promenade en traîneau (Léopold Mozart)
"La Pastorale" (extrait du Messie d'Haendel)

Un programme qui ne manquera pas d'attirer tous les amateurs de musique de la Vallée d'Aigues et d'ailleurs.
Nul doute que l'Orchestre des Alpes du Sud saura faire résonner les voûtes de l'église de La Tour d'Aigues, dont l'excellente acoustique n'est plus à démontrer.

lundi, décembre 12, 2016

BRIGANDAGE HEUREUX


LES BRIGANDES DU CHÂTEAU D’IF



Théâtre de l’Odéon,

Marseille 1 décembre 2016


                  Oui, les deux font la paire, mais non, ce couple de singing sisters, ces deux brigandes ne sont pas des laronnes, mais deux belles luronnes, et la référence au Château d’If, si elle tient à l’histoire et au mythe de Marseille, ce n’est pas à cause de miteux brigandages et autres corps de délit  mais pour la belle cause et corps de délices d’un trésor digne de Monte-Cristo, c’est-à-dire littéralement romanesque et artistique, symbolique : un patrimoine culturel en déshérence, celui de la chanson, de l’opérette marseillaise, dont le lieu de culte fut autrefois le légendaire Alcazar, que leur deux voix, disjointes ou conjointes, en duo ou faux duel du solo, nous restituent, sans nous voler, nous enlevant, nous envolant, nous enveloppant tendrement, ironiquement, nostalgiquement, dans leur charme désuet, leur populaire grâce, sans grasse complaisance d’un folklore « marseillisant » racoleur, de mauvais goût.

Racines, identité : danger
         Et il est très réconfortant que de jeunes ou relativement jeunes Marseillais, de fraîche date ou de vieille souche, tous de parfaits musiciens, et de grandes voix lyriques, découvrent ou fassent découvrir ou redécouvrir à un public ancien, peut-être oublieux, ou à un public nouveau curieux, ce répertoire qu’ils servent avec amour et humour. Ici même, j’ai parlé du spectacle Marseille mes amours, récital Sarvil / Scotto monté sur un voilier par le ténor Jean-Christophe Born avec, déjà au départ, Murielle Tomao (voir 11 septembre 2015, http://benitopelegrin-chroniques.blogspot.fr/2015/09/operettes-marseillaises.html). 
L’accueil enthousiaste des spectateurs nombreux, le nombre et la qualité des tournées depuis plus d’un an dans le cadre des Voix de l’Alcazar que promeut avec obstination l’inlassable et inclassable Claude Freissinier et son équipe d’Arts et Musiques, justifient hautement cette sympathique mise en valeur de ce patrimoine populaire si bien accueilli. Devant ce succès, qu’on ne vienne pas nous parler la langue douteuse du populisme ambiant qui, hélas, court les rues, nous expliquant ce succès par un besoin, un désir identitaire, un retour aux racines : détestable expression qui renvoie à ce qui ne se voit pas, qui est sous terre : enterré littéralement. Un arbre, puisque métaphore il y a, se juge par ses feuilles, ses fleurs, ses fruits. S’il l’on en voit les racines, c’est qu’il est mort. C’est ce résultat de longues germinations, croissance et floraison, qui font les cultures, en particulier, la marseillaise, résultat de riches et divers amalgames séculaires. Les compositeurs comme Scotto, les musiciens, d’ici et maintenant mais dont les noms fleurent l’ailleurs et autrefois, qui accompagnent si joliment nos divas si peu Diva, la soprano bordelaise Brigitte Peyré, la mezzo Murielle Tomao, d’ascendance sûrement napolitaine comme tant de Marseillais, même en jouant l’accent local, leur souriant promoteur manosquin Freissinier, riraient bien de ces identités illusoires et dangereuses, de ces dangereux retours au terroir, éteignoir s’il n’a pas d’ouverture. Tous se sont mis au service de cet humble pan culturel marseillais, dont la musique déborda bien les frontières régionales et nationales. Et s’ils engagent le public heureux à chanter le vieux tube :

On la connaît au bout de la terre,
Notre Cane, Cane, Cane, Canebière…

même si ce fut vrai naguère, c’est avec la distance ironique de toute chansonnette de clocher, cocardière comme les rengaines sur Paname, Madrid des Madriles, etc, des airs qui font du bien sans faire de mal à personne quand on n’en fait pas un hymne agressif dont on se drape comme dans un drapeau frontière nous fermant à l’autre.


Héritage singulier et pluriel
Ce mélange de forces plurielles et d’origines diverses fondues dans ce désir  de faire revivre ce riche patrimoine singulier mais commun à tous, fut donc l’un des charmes de ce spectacle mené tambour battant, sans un temps mort, avec une confondante fluidité dans les gestes, les mouvements pratiquement chorégraphiés des deux chanteuses, les danses humoristiques, l’intégration parfois des musiciens au jeu, l’alternance du chant et du parlé sans solution de continuité, une dramaturgie musicale mise en scène avec une efficace ductilité par Olivier Pauls. Tout semble naturel sans que l’on sente le travail acharné derrière tout cela, avec une précision musicale au-dessus de tout éloge comme l’on peut attendre de cette phalange de parfaits musiciens classiques, tel Ludovic Selmi, qui dirige du piano et signe arrangements, et son équipe. En Angèle et Miette, inénarrables héroïnes de cette toute modeste épopée amoureuse, aux dialogues peut-être un peu trop simples, respectivement Brigitte Peyré, soprano dense mais transparent, dont le Pierrot lunaire me semble le meilleur que j’aie jamais entendu, créatrice de tant d’œuvres contemporaines, par ailleurs voluptueuse Poppée du Couronnement de Monteverdi, et la pulpeuse Murielle Tomao, voix fruitée et sensuelle, qui fut une Zerline friponne et autres personnages plus dramatiques, comme Carmen, la Belle Hélène, etc, s’amusent et nous ravissent, pliant leurs grandes et belles voix à la chanson, la chansonnette, mais nous rappelant, d’un aigu, d’un forte, dans une tradition qui se perd  gardée par la comédie musicale américaine, de mêler la chant intimiste et lyrique avec bonheur.
Un bonheur pour nous

Les Brigandes du Château d’If 
Brigitte PEYRÉ, soprano
Murielle TOMAO, mezzo soprano
Accompagnées par :
Rémy CHAILLAN, Batterie
Eric CHALAN, Contrebasse
Gérard OCCELLO, Trompette
Jean-Christophe SELMI, violon
Ludovic SELMI, piano et arrangements
Dramaturgie musicale et mise en scène, Olivier PAULS

Photos de la production

La tournée 2017 des Voix de l’Alcazar :

> 11 février 2017 - Les Pennes Mirabeau - Les Brigandes du Château d’If
> 26 mars 2017 - St Maximin - Les Brigandes du Château d’If 
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jeudi, décembre 08, 2016

LA GOUALANTE DE MARIE GALANTE





MARIE GALANTE,

Musique de Kurt Weill, livret de Jacques Deval

Création opéra

Théâtre de la Criée

Festival des musiques interdites

23 novembre 2016
 
L’ŒUVRE
         Mode réaliste

Kurt Weill a fui à temps l’Allemagne nazie, exilé à Paris depuis 1933. On lui propose de composer des passages musicaux et vocaux pour une adaptation scénique de Marie Galante, roman de Jacques Deval de 1931 (1890-1972), auteur à la mode. L’œuvre est créée le 22 décembre 1934 au Théâtre de Paris.

Le roman exploitait un filon issu du naturalisme noir de la fin du XIXe siècle, encore noirci par l’expressionnisme allemand, des drames dans les bas-fonds, monde des filles, des mauvais garçons, matière aussi de l’œuvre de Francis Carco (1886-1958), d’abord chanteur de rauques et glauques goualantes, complaintes mélodramatiques, de Pierre Mac Orlan (1882-1970) au « fantastique social », par ailleurs aussi auteur de chansons argotiques supposées des voyous.

Le cinéma, dès le parlant, des années 30 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, illustre cette vogue du paysage urbain interlope peuplé de personnages maudits par la vie, de parias traînant leur destin, entraînés par la fatalité. En France, ce sera le « Réalisme poétique » dont on suit aisément la trace de Jean Vigo à René Clair en passant par Jean Renoir, Marcel Carné, etc.

La « chanson réaliste », jusqu’à la rupture poétique et fantasque de Trénet, ne manque pas au tableau avec Fréhel, Damia, leurs épigones en nombre et leur digne héritière, Édith Piaf, traduisant la tristesse des filles de joie dans les beuglants, leur détresse dans les bastringues, leur désespoir, sur les trottoirs ou bordels du bout du monde, d’avoir été arrachées à leur patrie dont elles chantent la nostalgie, rêvant d’un impossible retour. On trouve aussi dans les tangos, ces plaintes, complaintes de victimes de la traite des blanches prisées comme exotisme dans les pays exotiques pour nous. L’une au moins des chansons de Piaf est, à la géographie près, l’Australie, le destin exact de la Bordelaise Marie Galante, échouée et assassinée au Panama :



Au fond du vieux Sidney,

Sous le pont du chemin de fer,

On a fait son affaire

À Marie la française.

Faut pas s'en étonner

Car, avec les matafs,

Dès qu'ils sont un peu pafs,

Vaut mieux planquer son pèze.

Quatre-vingt-cinq dollars,

Ça s' claque un soir de bringue

Quand on vient d'accoster

Après deux mois sans femme.

Ils n' pouvaient pas savoir

Qu'elle était assez dingue

De mettre ça d' côté

Pour revoir Notre-Dame.



Oh, mon Paname, que tu es loin

Pour les filles de mauvaise vie,

Et que la Seine était jolie

Sous le soleil du mois de juin !

(texte  de Jacques Larue, musique Philippe Gérard, enregistrée en 1956).



Kurt Weill, baignant dans l’expressionnisme allemand, auréolé du succès de sa musique de Die Dreigroschenoper (1928), au texte corrosif de Brecht (et de ses femmes…) sur les gueux et leur cour des miracle, qui deviendra L'Opéra de quat'sous dans sa version française de 1939, était bien placé esthétiquement pour en exprimer la musique, mais aussi éthiquement, lui-même exilé, pour traduire ce drame de l’exil. C’est d’ailleurs seule sa musique qui sauve la version scénique, naufragée, d’un roman non sans mérites, mais au style bien lisse, trop policé, bien doux pour traduite l’amertume de l’héroïne, sans l’âpreté de Carco, ni l’aura fantastique de Mac Orlan pour dire de façon sensible et captivante, les rives et les dérives de cette pauvre jeune fille de Bordeaux, séduite et abandonnée par un capitaine de navire sur un rivage du Panama, se consumant et mourant de revoir les visages de France.

Plus heureuses que la pièce, les chansons du spectacle, coécrites par Deval   avec Roger Fernay devinrent, à juste titre, populaires : Les Filles de Bordeaux,  Le Roi d'Aquitaine, J'attends un navire, le chœur Le Train du Ciel et le chef-d’œuvre, Youkali, « tango habanera » à l'origine purement instrumental puis doté d’un superbe texte, l’année suivante, par Roger Fernay. Quant au Grand Lustucru c’est l’adaptation de la chanson enfantine traditionnelle Le Grand Lustukru recueillie par Théodore Botrel.



RÉALISATION

De ce que fut l’original, effectif orchestral, vocal, chorégraphique, on ne saura rien. Michel Pastore, à qui l’on doit l'heureuse exhumation de cette partition et qui a conçu le spectacle, a choisi, avec une phalange de quatorze musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, remarquablement dirigés depuis le piano par Vladik Poloniov, d’en donner une version concertante mais dramatisée par une mise en espace et mise en jeu d’une comédienne lisant des extraits du roman, d’une chanteuse chantant les chansons, et d’un baryton et  d’une basse dans un passage vocal concertant.

Une longue silhouette de femme mince en pantalons et chemisier blanc paraît derrière le piano, égrène quelques notes sur le clavier et entonne, a cappella, d’une douce et fine voix, le fameux Youkali, qu’elle laisse inachevé et qu’il appartiendra à la chanteuse qui incarnera Marie, de reprendre et conclure, à la fin du spectacle, fermant ainsi la boucle amère de la fin des utopies qui enserre la trajectoire terrestre de l’héroïne. Ce sera la récitante, la comédienne Irène Jacob, qui rejoindra un modeste bureau éclairé d’une petite lampe où elle lira, d’une voix juste et prenante, des passages du roman de Deval. Paraît et passe alors une autre femme, beau physique sensuel, un modeste cabas à la main, qui restera presque tout le temps derrière un rideau de raphia, incarnant Marie et ses chansons.  

   Ces lectures, alternant avec les passages orchestraux et les chansons, retracent donc, en abrégé, le destin de Marie, de son départ forcé de Bordeaux à sa mort au Panama. Mais nous restons forcément dans le littéraire au détriment de la nécessaire dramaturgie : sur scène, la narration est le contraire de l’action que nécessite le théâtre, son statisme s’oppose au mouvement, il manque cruellement une construction dramatique, d’autant que cette prose tranquille, bourgeoise dirait-on, académique, trop douce pour dire un destin brutal, est bien contraire à la violence émotive des textes des chansons et à la force convulsive de la musique. Certes, on y trouve quelques formules comme le cri de la prostituée : « Prends-moi, paye-moi, casse-toi ! », mais c’est un lieu commun connu de la prostitution avec le classique : « Tu as joui ? » du client présomptueux et la réponse de la pute : « Oui, chéri, tu m’as fait jouir deux fois : quand tu m’as payé, et maintenant aussi quand tu te casses. » Texte trop bien peigné pour une histoire hirsute.

Concentrés à jardin, derrière le piano directeur, sans doute pour éviter une dispersion dans l’espace de la scène préjudiciable à la cohésion musicale, les musiciens forment un groupe sonore trop compact qui déséquilibre et brouille, par sa masse sonore, les interventions chantées pas toujours audibles, paroles presque toujours incompréhensibles, de la soprano Émilie Pictet, dont le micro, par ailleurs, compliquant par les différences d’intensité le passage périlleux du chant de variété au lyrique, signature aussi de Weill, nous empêche de savourer pleinement le timbre fruité, voluptueux, et la voix pleine et séduisante, véritable incarnation dramatique. Sans que l’on comprenne plus du texte, l’apparition et l’intervention des voix du baryton Jean-Christophe Maurice et de la basse Yves Bergé, « black faces » grimés au cirage comme sur les scènes américaines contemporaines où, les noirs y étant interdits, on recourait aux faux noirs, est saisissante dans le passage, sorte de fugue funèbre, du train.

Commande officielle à Weill, librement acceptée par lui dans un pays libre tout exilé qu’il fût, on peut discuter si sa musique est une de ces « musiques interdites » qui font le fond de ce festival. Ce qu’on ne discutera pas, c’est la beauté de cette musique et l’intérêt de l’avoir tirée de l’oubli.


Marie Galante ou l’exil sans retour

Texte Jacques Deval, musique de Kurt Weill

Création opéra

Marseille Théâtre National de la Criée,

 23 et 24 Novembre

Emilie Pictet, soprano ; Irène Jacob Récitante ;

 Jean-Christophe Maurice, baryton ; Yves Bergé, basse.

 Solistes de l’Orchestre Philharmonique de Marseille,

 Vladik Polionov : Piano, direction




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