Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

dimanche, octobre 25, 2015

RENCONTRES


   MUSIQUE ET PATRIE
(II)

   La musique, l'art, n'ont pas de patrie. Mais, aux nationalismes qui affectent et infectent la pensée et réduisent l'horizon aujourd'hui, à leur air raréfié et vicié, on ne saurait trop opposer le vent vivifié sans frontières qui, comme on le disait du Saint Esprit, qu'on soit croyant ou pas, souffle où il veut et se trouve partout chez lui, comme la musique. C'est pourquoi je rappelle ce disque, entre autres, qui en est une belle illustration, auquel j'avais consacré une émission. 


Enregistrement 4/05/2015, passage, semaine du 25/5/2015
RADIO DIALOGUE (Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 179


    À ceux qui rêvent de s’enclorent frileusement chez eux, de créer de nouvelles frontières, de nouvelles séparations, des compartiments étanches entre les cultures et les hommes voici un disque de l’audacieux label Indé !SENS qui vient nous rappeler opportunément que la musique n’a pas de frontières si elle a des pays et, si elle a des nations d’origine, au final elle n’a plus de nationalité. Paradoxalement, c’est en mettant en regard, ou plutôt, en écoute, en écho, trois compositeurs contemporains, deux Estoniens Arvo Pärt (né en 1935), Jaan Rääts (né en 1932) et un Russe, leur aîné Dimitri Chostakovitch (1906-1975), mais il est vrai, sous le label commun alors de l’Union soviétique qui englobait abusivement les pays baltes. C’est ainsi donc que ce CD élégant, intitulé Orient-Occident, en somme est et ouest, nous prouve la vanité des étiquettes nationalistes.
      En effet, si aujourd’hui les pays baltes, dont l’Estonie ont pu secouer le joug soviétique et russe, ce disque rappelle malgré tout, les affinités entre les trois compositeurs d’autant que les deux Estoniens, sous la férule soviétique, y avaient étudié et travaillé, si l’on peut dire, sous son ombre ou sa lumière.
 Nous trouvons donc dans ce disque, par l’Orchestre des Pays de Savoie sous la direction de Nicolas Chalvin, avec, en solistes, Éric Aubier, trompette et Roustem Saïtkoulov, piano, en premier, de Jaan Rääts, 
écrit en allemand, inutile coquetterie, son Könzer für Trompete, Klavier und Orchester, en tout simple français, son ‘Concerto pour piano, trompette et orchestre à cordes’ opus 92 ; ensuite, d’Arvo Pärt, écrit cette fois en italo-allemand, 
Concerto piccolo über B-A-C-H, für Trompete, Streichorchester, Cembalo und Klavier, en somme, si l’on traduit, ‘Concerto piccolo sur B-A-C-H (à savoir les notes Si bémol-la-do-si bécarre dans le système allemand) pour trompette, orchestre à cordes, clavecin et piano. Nous avons ensuite, toujours d’Arvo Pärt, mais en anglais cette fois, Cantus in memory of Benjamin Britten, ‘Chant à la mémoire de Benjamin Britten’ le grand compositeur britannique. Suit enfin l’opus 35 
du Russe Dimitri Chostakovitch
 mais toujours en anglais, Concerto number one for piano, trumpet and orchestra, ‘Concerto numéro 1 pour piano, trompette et orchestre’ et l’on finit sur un autre morceau de Pärt qui donne son titre au disque, Orient und Occident für Streichorchester, bref, ‘Orient et Occident pour orchestre à cordes’. D’accord, la musique est la langue internationale qui se passe de traduction mais les titres des œuvres, sûrement pas. Seule concession que nous faisons, non au nationalisme, mais à la compréhension linguistique nécessaire entre les peuples : savoir au moins quoi est quoi.
    Nous écoutons un bref extrait Concerto pour trompette, piano et orchestre de Jaan Rääts, où le piano, instrument à cordes percutées par de petits marteaux est vraiment traité comme un instrument de percussion dans un début aux accords rageusement martelés par la fougue de Roustem Saïtkoulov : 
     PLAGE 1.  Nous avons l’occasion dans cet exemple d’entendre la sonorité lumineuse de la trompette qui intervient après.

    Arvo Pärt, compose en 1994  son Concerto piccolo pour trompette solo, orchestre à cordes, clavecin et piano sur le motif musical B-A-C-H, le nom de Bach transcrit en notation allemande, je répète B (si bémol), A (la), C (do) et H (si bécarre), comme le faisait, pour s’amuser, le grand compositeur baroque lui-même, signant de cette façon ludique certaines de ses œuvres. Le musicien estonien s’en inspire, joue avec ce motif et ce souvenir, avec l’écriture de Bach, emploie même le clavecin, l’instrument fondamental de la musique baroque, aux cordes pincées, qu’il oppose au piano aux cordes percutées, très percutées ici aussi, et détourne certaines citations musicales parfaitement tonales de son grand aîné pour les tirer, bien sûr, vers une atonalité moderne. Écoutons un extrait significatif, le mouvement « Lent » du concerto où la magnifique trompette d’Éric Aubier déroule un nostalgique motif enrubanné de vocalises baroques, qui sombre dans un fracas orchestral de cordes hors du ton avant de ressurgir comme d’un sombre nuage avec la volute d’un trille solaire : 
    PLAGE 3.

    Jaan Rääts avait un an, Arvo Pärt, naîtra deux ans plus tard quand Chostakovitch compose en 1933, à vingt-sept ans son Concerto n°1 pour piano, trompette et orchestre à cordes. C’est un compositeur officiel en Union soviétique, et, loin des recherches révolutionnaires de la musique occidentale d’alors,  l’œuvre est sagement néoclassique, mais fantaisiste aussi, et même fantasque, qui ne dédaigne pas des accents jazzy ironiquement mêlés à une trompette aux accents de trompe guerrière. Quant aux différentes esthétiques du jeu pianistique, elles sont en perpétuel renouvellement. L’émouvant deuxième mouvement Lento, telle une valse lente, est d’une splendide douceur. Nous en écoutons le troisième mouvement, Moderato, où le piano de Roustem Saïtkoulov  perle délicatement ses notes avant que le chef Nicolas Chalvin ne soulève l’orchestre dans une magnifique vague :

3) PLAGE 8 .

   Le dernier morceau, la dernière plage revient à Arvo Pärt ; à une composition de 2000 qui donne son titre au disque, Orient & Occident pour orchestre à cordes, dont il avoue l’inspiration religieuse, sans en citer ouvertement les sources. Musicalement, l’Orient, avec un orchestre homophonique, jouant le même motif, est traduit par des effets de glissandi, glissements descendants entre les notes et les intervalles de demi-tons, mêlés à des résonances qu’on dirait de cathédrale, dont la mosquée de Cordoue, qui mêle harmonieusement le gothique à l’art arabe originel, donnerait peut-être l’image. Écoutons-en un extrait :

4) PLAGE 10


   On recommande don ce Un beau  CD INDESENS :  œuvres d’Arvo Pärt, Jaan Rääts, Dimitri Chostakovitch solistes, Éric Aubier, trompette et Roustem Saïtkoulov, piano, Nicolas Chalvin dirigeant l’Orchestre des Pays de Savoie qui fête heureusement ses trente ans.

samedi, octobre 24, 2015

LE TROUVÈRE



IL TROVATORE

Musique de Verdi, livret de Salvatore Cammarano
D’après le drame espagnol d’Antonio García Gutiérrez
Coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste
et de l’Opéra Royal de Wallonie

Opéra de Toulon

L’œuvre
    Si personne ne conteste la veine, la verve mélodique sans cesse jaillissante de l’opéra de Verdi, d’une confondante beauté de bout en bout, même dans les chœurs, on croit toujours bon de sourire à l’évocation du livret tiré de la pièce d’Antonio García Gutiérrez, El trovador (1836), d’autant plus facilement critiquée que méconnue en France. Or, c’est loin d’être une mauvaise pièce si l’on veut bien la situer dans l’esthétique romantique du temps, en tous les cas, pas plus invraisemblable qu’Hernani de Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre tout-puissant et amant de la reine d’Espagne… Mais la vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle ce théâtre et, encore moins, les opéras de la même époque. Dans ce Trovatore, mal traduit par  « Trouvère » (pendant tardif et en langue d’oïl de nos aristocratiques troubadours en langue d’oc du sud), le problème de compréhension, qui n’existe pas dans l’original, c’est que l’intrigue, le nœud, est exposée en lever de rideau et non dans un récitatif compréhensible comme dans les opéras baroques, mais dans un grand air magnifique, confié à une basse, hérissé de vocalises haletantes qui défient l’écoute du texte si elles convient à en savourer la musique. Pour ajouter au problème, des événements capitaux se passent en coulisses, relatés trop succinctement pour bien suivre l’action.
    Dans le contexte des guerres civiles de l’Aragon du XVe siècle se greffe une sombre histoire passée : une Bohémienne (les gitans arrivent dans le nord de l’Espagne à cette époque après avoir traversé séculairement toute l’Europe depuis leur Inde originaire), surprise auprès du berceau du fils du comte de Luna, chef d’une faction, est condamnée au bûcher. Sa fille, Azucena, névrosée par le drame, n’aura de cesse de la venger : enlevant l’autre fils du comte, croyant le jeter dans le feu, elle y jette le sien mais élève le jeune noble rescapé de son crime comme son fils, sous le nom de Manrico, qui ignore le secret de sa naissance. Freud aurait bien analysé ce nœud psychique : une mère rendue folle par le bûcher de la sienne et meurtrière involontaire de son propre fils, obsédée de vindicte, élevant comme sien le fils du comte honni pour en faire l’instrument de sa vengeance ; et ce fils, ennemi politique de son frère sans le savoir, en devient aussi rival, amoureux de la même femme, Leonora, sans doute image de leur mère, absente du drame, en bon œdipe.
    Si, psychologiquement, les héros restent immuables d’un bout à l’autre, s’ils ne sont que leur passion, quand celle-ci est traduite par la musique de Verdi, on ne peut qu’être saisi par la profondeur humaine de cette expression de personnages pourtant superficiels : désir, haine, amour charnel, amour maternel et filial, sentiments simples dans une épure essentielle, qui nous atteignent directement dans la sublimation d’une beauté mélodique à couper le souffle, sauf aux chanteurs.


La réalisation
    À quelque chose malheur est bon ? Pas de création maison à Toulon cette année comme les magnifiques productions auxquelles nous sommes habitués sous le règne de Claude-Henri Bonnet. Cependant, l’on doit reconnaître  que coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie invitée à Toulon est loin d’être un malheur : elle est même fort bonne.
    On est d’abord heureux que la mise en scène de Stefano Vizioli, que certains diraient sottement traditionnelle, le soit justement et s’ajuste avec sagesse et culture au sujet, sans le tirer abusivement vers des modernités artificielles qui, à vouloir rapprocher l’œuvre de notre temps, ne font que la rendre, pour le coup, vraiment invraisemblable : même si notre époque a hélas tout vu en matière d’horreur, comment y justifier cette histoire de soi-disant mauvais œil pour lequel une pauvre femme est brûlée comme sorcière, puis sa fille, aussi promise au bûcher, qui aura jeté par erreur son propre fils au feu pour la venger ? À trop tirer vers nous, on tire par les cheveux de l’invraisemblance, que nous sommes prêts à accepter par convention dans des époques lointaines et obscures mais pas dans la nôtre, ou trop proche.
    Donc, le drame est bien situé dans son contexte historique de l’Espagne, de l’Aragon du XVe siècle par des costumes beaux et intelligents d’Alessandro Ciammarughi qui ne s’est pas contenté d’habiller les personnages dans des atours et armures d’un vague Moyen-Âge, mais qui, à l’évidence, a pris la peine d’en étudier historiquement la mode. Ainsi, l’on apprécie, dans le camp des rebelles, des bohémiens, un mélange de vraisemblables costumes de bohémiens vaguement indiens par les étoffes et l’allure, soieries, rayures, châles, mais, juste historiquement, des habits et turbans mauresques puisque, si à cette époque, il ne reste dans la Péninsule ibérique que le petit royaume de Grenade comme enclave musulmane, les arabes des territoires reconquis n’en avaient pas été pour autant chassés et coexistaient pacifiquement, avec leurs coutumes et costumes, avec les chrétiens vainqueurs, ainsi que les Juifs, dont, certains bonnets, ici, rappellent sans doute la présence dans un reste encore harmonieux de cette Espagne médiévale des trois religions qui en fit la grandeur et aurait pu être un modèle d’avenir, plus tard mis à mal par l’Inquisition et les expulsions successives des Juifs juste après la prise de Grenade et, pratiquement, celle des musulmans et de leurs descendants, les Morisques, presque un siècle plus tard. Pour l’heure, sur cette scène, ce sont bien des costumes mudéjares (l’habit de Ruiz en est un magnifique exemple), ces musulmans vivant en territoire chrétien, avec, fondus dans les efficaces lumières ombreuses de Franco Marri, leurs brocards somptueux, leurs couleurs sourdes, rouille, vert sombre, bleu foncé, avec des touches dorées et pourpres. Il est dramatiquement pertinent, porteur de sens, que tous ces futurs persécutés, Bohémiens, Juifs et Mudéjares, soient du camp des rebelles au pouvoir unificateur et oppresseur du clan des Luna.

    Un clan d’acier bien exprimé par le décor, l’habile scénographie, également signée d’Alessandro Ciammarughi, ces deux angles affrontés à cour et à jardin de froide forteresse qu’on dirait de fer avec ses gros boulons, ses escaliers dont les marches semblent des dents de sombre machine à broyer. Modulables, ils figurent d’abord la rude et raide forteresse de la tour du château de l’Aljafería, puis, désossés ou désarmés de leurs blindages métalliques, ils deviendront, poutrelles apparentes, le camp plus léger, à claire-voie,  des gitans et, à la fin, mais avec une bien inutile et ultime transformation trop longue à mettre en place, la prison finale. Des panneaux, ou immenses rideaux qu’on diraient moirés, délimitent, à l’avant-scène, tout aussi intelligemment, des espaces pour duo ou solo des chanteurs tandis que, derrière, on restructure les éléments mobiles du décor.
  Dans ces divers lieux, nocturne jardin des sérénades du troubadour et des quiproquos d’une obscurité qui n’existe plus à notre époque, les acteurs du drame se meuvent avec aisance, fluidité des dames en robe aussi aériennes que leurs vocalises, agitation joyeuse des gitans avec leurs danses, leurs acrobaties, mais exhibant aussi des prisonniers, mimant des exécutions trop connues de nos jours, duels bien réglés, lame courbe sarrasine contre droite épée chrétienne, qui ajoutent à l’action palpitante sans les simulacres parfois ridicules. Autre belle et cruelles trouvailles : Azucena, en attente de son supplice et de celui de son fils, toujours hallucinée par le passé, fait de sa couverture un enfant qu’elle berce tendrement ; comme celui que, dans son égarement, elle jeta au feu…
    Il y a un rythme très prenant dans la mise en scène, sans temps morts.

Interprétation
    D’autant que Giuliano Carella, qui dirige l’Orchestre et le chœur de l’Opéra de Toulon, à leur mieux, dès le roulement de tambour et le fracas des cuivres initiaux, insuffle à l’œuvre une respiration, une pulsation puissante, vive, rageuse, qui fait vivre cette musique avec une vérité dramatique rarement entendue. Sous sa baguette, les chœurs se plient au souffle confidentiel, au murmure parfois : frisson, effroi,  dans leurs ombreux apartés, éclats lumineux dans la célébration gitane de l’air libre. C’est tenu implacablement du début à la fin, sans rien nuire aux larges expansions aériennes des parenthèses lyriques ; notamment le second air de Leonora.
    Les chanteurs, galvanisés sans doute par la précision de la mise en scène et par cette direction minutieuse mais attentive à leur chant, grands acteurs également, semblent donner le meilleur d’eux-mêmes. Les apparitions du messager (Didier Siccardi), du vieux gitan (Antoine Abello), sont justes ; Jérémy Duffau (Ruiz) porte le costume mudéjare avec une vraie élégance et noblesse gitane, et une claire franchise de voix. Annoncée victime d’un refroidissement, Marie Karall incarne cependant une Inés à la voix généreuse et chaude de mezzo, amicalement tendre.
Mais d’entrée, dans le redoutable récit essentiel de Ferrando, hérissé d’appogiatures et de brefs soupirs de tous les dangers, la basse Polonaise Adam Palka, déploie un large timbre âpre de soldat et, soumis au rythme sans répit de Carella, en donne une interprétation fiévreuse, haletante, hachée d’angoisse, d’une grande vérité dramatique. Pivot du drame, affrontée puis confrontée à ce témoin et gardien de la mémoire, Azucena, fille et mère, c’est l’Albanaise Enkelejda Shkosa : voix sombre et ample de mezzo avec des graves puissants de contralto, elle déroule les méandres de la lente séguedille hallucinée de « Stride la vampa… » avec une sobriété intérieure qui s’exalte dans le long trille frissonnant de la phrase finale, à faire trembler d’effroi, tendre et fragile dans le duo final avec le fils en prison, qui évoque celui de la proche Violetta mourante et d’Alfredo de la même année, et anticipe les adieux à la vie d’Aïda et Radamès dans leur tombeau.
Au Comte de Luna, le baryton Giovanni Meoni prête sa prestance, son allure, son élégance physique et vocale : son grand air d’amour à Leonora, si déclamatoire et rhétorique, sans grande surprise, devient réellement un aveu intime à lui même, une sorte de berceuse douce, dont même les aigus, insensibles d’aisance, ont une noblesse qui ne rend, par contraste, que plus terribles ses fureurs passionnelles et meurtrières.

    Il est vrai que la Leonora de la soprano espagnole de Yolanda Auyanet est un objet hautement digne de ses amours autant que de celles de Manrico, d’autant qu’ils sont frères sans le savoir. La voix est d’un tissu soyeux, égale sur toute la tessiture, sans lourdeur, d’une grande musicalité, d’une douceur pleine de grâce. Elle s’envole vers les aigus exaltés de passion avec une rêverie captivante dans son premier air, « Tacea la notte placida… », récit suivi d’une cascadante cabalette aux notes jubilatoire impeccablement piquées d’admiration pur son chevalier inconnu du tournoi. Son second grand air, « D’amor su l’alle rose… », une stase qui arrête l’action, est un moment d’extase, de grâce, de poésie, grands arcs encore belliniens, enrubannés de trilles comme des battements d’ailes. Son grave est solide, jamais appuyé et se coule admirablement dans le « miserere » suivant. A ses côtés, le ténor argentin Marcelo Puente campe un Manrico de belle allure. D’un timbre très vibré il fait le vibrant organe d’un engagement passionnel très convainquant, donnant au héros une grande vérité humaine et lyrique sans faille qui emporte la salle par sa force et aurait sans doute séduit Verdi qui préférait toujours l’expressivité de ses interprètes à la beauté formelle de leur voix.
   En somme, une production remarquable dont la fidélité historique à l’œuvre redonne à ce drame vu, revu, trop vu, au point qu’on ne peut plus le voir parfois, une vérité paradoxale de réalisme, si l’on peut dire, romantique. Qui nous empoigne.
    Finalement, signe des temps de pénurie, si ce Trovatore, importé d’ailleurs par économie n’est pas une création locale comme celles, superbes, dont nous a gratifiés jusqu’ici Claude-Henri Bonnet, la beauté des voix de cette nouvelle distribution et, surtout la direction enflammée et dramatique de bout en bout de Carella, en font, on peut le dire, sinon une vraie création, une convaincante et mémorable recréation.

Il trovatore de  G. Verdi,
Opéra de Toulon,
Coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie

11, 9 et 13 octobre 2015

Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon.
Direction musicale Giuliano Carella
Mise en scène : Stefano Vizioli. Décors et costumes : Alessandro Ciammarughi. Lumières : Franco Marri.

Distribution
Leonora : Yolanda Auyanet ;  Azucena :  Enkelejda Shkosa ;  Inés : Marie Karall ; Manrico : Marcelo Puente ; Comte de Luna : Giovanni Meoni ; Ferrando : Adam Palka ; Ruiz Jérémy Duffau ; Vieux gitan : Antoine Abello ; Messager : Didier Siccardi.

Photos Frédéric Stéphan :
1. Leonora en bleu, Inés en noir;
2. Camp des gitans : Azucena soigne Manrico étendu ;
3. Victoire au camp rebelle, prisonnier.

mercredi, octobre 21, 2015

mardi, octobre 20, 2015

MACBETH


MACBETH
de Shakeaspeare
Théâtre Toursky, 9 octobre 2015

L’œuvre
Contexte théâtral : théâtre de l’horreur
    Tout en s’en démarquant quelque peu, la tragédie de William Shakespeare (1564-1616), Macbeth (entre 1603 et 1607), demeure, par sa brutalité, les scènes de meurtre, dans la veine d’un théâtre européen de l’horreur à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles dont, en France, Les Juives de Robert Garnier (1583), par leur violence imprégnée de celle des Guerres de religion, demeurent un exemple. Shakespeare, avec son Titus Andronicus (vers 1590/1594), ne déroge pas à cette inspiration barbare des pièces élisabéthaines de la fin des années 1580, prodigues en scènes atroces (cannibalisme, mutilation, viol, folie). Il y renchérit même sur les œuvres plus que violentes de ses rivaux, tels Christopher Marlowe qui porte à la scène avec crudité la Saint-Barthélemy (Massacre de Paris, 1593) et la cuve d'huile bouillante de son Juif de Malte (1589) ou Thomas Kyd et sa Tragédie espagnole. Macbeth fut le plus grand succès public de Shakespeare, longtemps rejouée, traduite en allemand par des compagnies itinérantes. Mais ce mélange d'horreur et de pathétique, dérogeant aux règles de la bienséance classique, la pièce sera reléguée après avoir régalé le grand public.
    Le dramaturge anglais s’inspire librement d’une chronique médiévale relatant des événements historiques, la vie de Macbeth, roi des Pictes, qui régna en Écosse de 1040 à 1057 ; il monte sur le trône en assassinant Duncan, le roi légitime. Mais de cet événement, un régicide, le meurtre d’un roi, somme toute banal dans l’histoire, Shakespeare tire la peinture, le portrait d’un assassin ambitieux certes, mais timoré, freiné puis tourmenté par des scrupules moraux. Cependant, il est incité par sa machiavélique femme, Lady Macbeth, qui le pousse dans la marche au pouvoir qui ne se soutient que par l’enchaînement inexorable de crime en crime. Le couple maudit, rongé par la crainte d’être découvert et le remords, acculé à la surenchère criminelle pour se maintenir au sommet de la puissance, dans son escalade criminelle, trouve son expiation, son châtiment, lui, saisi d’abord d’hallucinations croyant voir même dans un banquet, au milieu des courtisans, le fantôme de Banquo, l’ami qu’il a fait assassiner, elle, Lady Macbeth, son âme damnée, sombrant dans le somnambulisme qui la trahit, dans la folie, lavant sans cesse des mains tachées du sang du régicide.
    Shakespeare ajoute au drame historique une dimension surnaturelle : ce sont des sorcières, qui, après une glorieuse bataille, saluant Macbeth, seigneur de Glamis, du titre de seigneur de Cawdor, seront les agents de sa fulgurante ascension politique et de sa chute. En prophétisant ce titre inattendu de seigneur de Cawdor, que lui décerne sur le champ le roi Duncan pour prix de sa victoire sur les Norvégiens envahisseurs, et en lui prédisant qu’il sera également roi d’Écosse, les sorcières enclenchent la mécanique de l’ambition, qui déclenche la tragédie. Elles sont peut-être la manifestation de son inconscient. À son ami, l’autre général, Banquo, elles prédisent également que, sans régner lui-même, il sera l’origine d’une lignée de roi. Quoiqu’il en soit, Macbeth écrit ces prédictions à sa femme et met en route en elle l’ambition fatale qui les perdra tous deux.
RÉALISATION
     Toute création a des risques nécessaires, aussi, ce n’est pas aux écueils et dangers de naufrage qu’il faut la mesurer mais au courage, nécessaire aussi de l’entreprise. Collaboration entre l'Association Européenne France-Roumanie (AEFR) Mnémosyne, qui anime avec générosité et enthousiasme des liens culturels franco-roumains avec le Toursky, cette production était sans doute annoncée avec trop de pompe, sinon pompeusement par des superlatifs auto-laudateurs (« Une première mondiale choc », « une réinvention de Macbeth ») pour ne pas décevoir : à trop vanter d’avance la marchandise, on ne peut que la dévaluer après coup. Trop de « trop » crée un moins et l’attente, trop entretenue, ne peut être comblée.

    Pourtant, les atouts étaient grands, à commencer par Edward Berkeley, metteur en scène américain, spécialiste de Shakespeare et directeur des études d’opéra à la Juilliard School, qui a judicieusement rempli la partie visuelle de son contrat, et la participation du groupe Léda atomica, omniprésent musicalement (Phil Spectrum) et scéniquement, remarquable de bout en bout.
   L’évident manque de moyens des temps de pénurie est cependant magistralement tourné en avantage, un minimalisme sûrement forcé que le metteur en scène utilise au maximum : vaste scène vide qui sera toujours efficacement utilisée et sans solution de continuité, sans coupure de rythme, dans un beau continuo, constamment remplie, entrées, sorties, avec une grande fluidité. Quelques panneaux verticaux (dimensions de panneaux électoraux), tachés de mains sanglantes (déjà celles des Macbeth), délimiteront des espaces, des lieux clos, et, tournés, argentés, dorés, ils suffiront pour suggérer le faste du palais et son banquet. Un banc, une table, sont les accessoires réduits qui suffisent à meubler le plateau dans des lumières sombres, expressives jusqu’au sang, de Philippe Catalano, très sobrement réussies.
   Mais, à gauche, occupant un grand espace, un tréteau, une scène dans la scène, hérissé d’instruments étranges, de micros qui, dans l’ombre ambiante et les ombres portées, donnent une hallucinante impression d’enchevêtrement, de fouillis, de toile d’araignée quelque peu diabolique, surmontée, en fond d’une tourelle en tubes métalliques, échafaudage ou sorte de tour de guet de stalag, inscrit plus qu’elle ne délimite un monde inquiétant, puisque, occupé par les sorcières qui déborderont sur la scène et le jeu. C’est le règne de Léda Atomica, ses musiciens convertis en sorcières, d’où partent des sons, grésillements, vibrations, hululements, stridences, et même air musette, véritable décor sonore, vêtement et revêtement de l’action d’une grande tension dramatique : une réussite totale.

    Les dégagements à cour et jardin des acteurs, loge de balcon comme tour, chambre ou basse fosse angoissante des meurtres, élargissent l’espace visuel d’invisibles lieux où se trament les complots et se commettent les crimes. C’est une leçon d’occupation de l’espace et de rythme haletant. La toilette, le maquillage de Lady Macbeth est une belle trouvaille et la scène du banquet et du spectre de Banquo est saisissante.

    Les costumes (Polina Komarova) sont d’une sobre beauté inventive : pulls comme cotte de maille, mais écharpes et ceintures à carreaux pour signifier les clans écossais. L’uniforme moderne du roi avec épaulettes  et d’autres vêtements sacrifient à la mode du mélange des époques mais les diverses robes de Lady Macbeth sont d’une simplicité élégante et magnifiquement portées, il est vrai. Les bonnets des sorcières sont aussi expressifs et agressifs dans leur étrangeté. Dans l’économie de moyens, c’est aussi une autre réussite bien taillée.

INTERPRÉTATION
    C’est là que le bât blesse… Troupe généreusement hétérogène d’acteurs divers en origines, un manque de cohésion, non dans le rythme mais dans le jeu et la diction, afflige le spectacle. Et pourtant, malgré une voix frêle, le Malcolm de Jean Goltier et le délicat Fléance de Cécile Petit (par ailleurs, Dame, enfant, Siward jeune), en quelques répliques murmurées préparant leur fuite après le meurtre du roi leur père, font passer toute l’angoisse des héritiers menacés, avec une diction frissonnante toute naturelle. Tout le métier d’Yvan Romeuf fait de Duncan un monarque vainqueur, sûr de lui et de ses vassaux, mais il campe un Portier clown dans un costume d’Arlequin, truculent à souhait, sourire dans l’horreur, par ailleurs grave Docteur. La même aisance scénique  et vocale est sensible dans le Ross de Bruno Bonomo. Avec beaucoup de force naturelle, Olivier Corcolle est un Banquo d’abord ami narquois, complice, puis inquiet et père affolé remarquable. Cristiano Wsianko est à la hauteur du rôle tragique de mari et père accablé par le lâche assassinat de sa famille. Albert Huline et Jérôme Pastini complètent une distribution qui est comblée par la participation du groupe de Léda Atomica, tour à tour sorcières et sicaires, aussi excellents musiciens que bons acteurs, notamment Marie Démon et Phil Spectrum, aux sourires criminels, avec leurs acolytes Tom Spectrum et Alain Bordes.


   Le problème, hélas, c’est le couple titre, Neyssan Falahi et Ilinca Kiss, respectivement Lord et Lady Macbeth. Beaux comme des dieux, ils ne sont pas à la hauteur d’un texte d’une divine et infernale beauté. S’ils ont quelques accents remarquables (elle, pendant le banquet et son maquillage), lui dans le combat de la fin, en fait des phrases brèves et hachées par l’émotion et la tourmente du moment, ils ne se tirent pas des tirades longues et serpentines de Shakespeare, elle, par une voix sans aucune noirceur ni puissance, pauvre en nuances ; lui, par un ton déclamatoire monocorde, chantant et geignard, languissant de monotonie. Sans doute le metteur en scène américain, bien que tous deux passés par l’Amérique, a été trahi par sa méconnaissance du français pour juger, mesurer et corriger leur pauvreté d’énonciation du texte.
    Bref, un Macbeth sans le couple maudit, il reste au moins la bénédiction du texte.  Et cette musique. Ce qui n’est déjà pas si mal…

Macbeth, Théâtre Toursky
9 octobre 2015

Avec : Neyssan Falahi, Ilinca Kiss, Bruno Bonomo, Ivan Romeuf, Olivier Corcolle, Cristiano Wsianka, Marie Démon, Phil Spectrum, Alain Bordes, Tom Spectrum, Cécile Petit, Jean Goltier, Albert Huline.
Musique : Phil Spectrum. Chorégraphie : Malina Andrei. Lumières : Philippe Catalano. Assistante mise en scène : Emmanuelle Schelfhout

À signaler le site de Macbeth, remarquable : http://www.macbeth-theatre.com

Photos Florent Fabrègues :
1. Après la bataille ;
2. Le couple maudit ;
3. Saluts.

lundi, octobre 12, 2015

MANON


MANON (1884)
Opéra en cinq actes.
Musique de Jules Massenet
Livret de H. Meilhac et P. Gilles d'après le roman de l'abbé Prévost.
Coproduction Opéra de Marseille / Angers-Nantes opéra
Opéra de Marseille, 7 octobre 2015.

L’œuvre
    Même si le chef-d’œuvre de Prévost est pour moi cette Histoire d’une grecque moderne, une anti-Manon qui passe d’un sérail aux salons parisiens par sa vertu ou habileté à séduire un diplomate français à Istanbul, par la grâce de sa brièveté, de sa facilité, et celle de sa frivole et perverse héroïne, Manon remporte tous les suffrages et les cœurs.
    L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) est si forte qu’on oublie que ce récit n’est qu’un bref épisode des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité de l’Abbé Prévost qui commencent non au XVIIIe siècle, mais exactement en 1659, au Traité des Pyrénées, qui consacrant la défaite de l’Espagne, fait de la région de Perpignan une région française et du narrateur, désormais, un sujet du roi de France.
    Cette « délicieuse catin » selon Diderot s’empare même seule du titre, Manon Lescaut, et après d’autres opéras, dont celui d’Auber (il n’en reste que la scène du « rire »), avec Massenet en 1884, devient tout simplement Manon au succès toujours jeune.
   Ce livre qui fit scandale, condamné et brûlé pour son immoralisme tranquille, né de la frivole et libertine Régence semble issu de notre époque, avide de consommation, de plaisir, individualiste, hédoniste et pressé : deux jeunes gens se rencontrent, s’aiment, veulent tout et tout de suite, guère regardants sur les moyens. Manon que l’on amène au couvent car elle « aime trop le plaisir », n’a guère de peine à détourner le jeune Chevalier des Grieux. On oublie ou ignore que le futur Chevalier est promis à l’Ordre de Malte, qui exigeait la chasteté de ses troupes, Prévost avait écrit un autre roman, La jeunesse du Commandeur  très explicite là-dessus. Le garçon enlève Manon ou, plutôt, se fait enlever par elle, la fille, très habile, feignant de se laisse enlever dans le carrosse qui arrive par elle seule connu. Ils filent vers Paris, rêve de Manon, n’écoutant que leur désir immédiat. Les deux tourtereaux vivront une rente de situation puis, en sous main, des charmes, auprès de riches rentiers, de Manon, qui n’hésitera pas à sacrifier son amour à son plaisir en laissant enlever des Grieux par sa famille. Puis, le jeune homme reconquis par la belle, arraché à l’Église, deviendra même un ambigu gigolo.     La fugue adolescente de départ finit en fuite tragique, scellant le destin de l’héroïne légère qui trouvait « amusant de s’amuser toute une vie », rêvait de mourir « dans un éclat de rire » et mourra déportée en Louisiane, suivie par des Grieux, dans un désert.
   
Le livret de l’opéra, adoucit la belle, innocente Manon de l’enlèvement de son aimé, fait de Lescaut son cousin et non son frère entremetteur, gomme la complaisance de des Grieux qui ferme les yeux dans le roman sur l’inconduite rentable de sa dulcinée, qui n’hésite pas à tricher au jeu, à tuer par jalousie. Même édulcoré par le moralisme bourgeois du XIXe siècle, l’opéra demeure d’une grande force : celle d’un plaisir qui renverse toutes les valeurs, morale, famille, honneur, classes sociales, celle de la passion plus forte que les barrières et la répression sociale.

La réalisation
    Ancienne Directrice de l’Opéra de Marseille, Renée Auphan qui y débuta il y a près d’un demi-siècle comme assistante dans cette même œuvre, en 2008, avec déjà la complicité d’Yves Coudray, avait quitté ses fonctions, mettant en scène l’œuvre de ses débuts. On reconnaît sa patte à cet art luxueux de donner beaucoup avec une grande économie de moyens, son travail minutieux sur le jeu des acteurs chanteurs, leur gestuelle, marche et démarche, et l’on retrouve l’inventivité de Coudray, qui signe avec elle la mise en scène, qu’on a déjà vu faire beaucoup avec des riens, belle association. 
   
On apprécie encore, affinée et raffinée, la musique visuelle des mouvements à la fois individuels et collectifs des personnages, des ensembles. Économie obligée, signe des temps, sous leur signature, cela fait d’un presque rien du premier tableau, un bel effet d’espace avec la scénographie et les décors épurés de Jacques Gabel : deux discrètes enfilades de portiques encadrent un fond nébuleux de ciels gris faisant vibrer délicatement les soyeuses teintes pastels des costumes Watteau ou Fragonard (Katia Duflot) des cocottes coquettes cocottantes et caquetantes, leur mignon chapeau de côté, prêtes à se laisser embarquer pour Cythère pour le plaisir du vin et du repas, de la fête galante offerte par de riches libertins : monde du plaisir des puissants sacrifiant les instruments de leur jouissance, les femmes, à leur luxe et luxure : en fond, une chaîne de femmes déportées rappelant, comme dans le début du roman, le sort réservé aux tristes filles de joie, et quelques religieuses, comme en passant, disent aussi le destin des filles de famille tentées par le plaisir : un raccourci du sort de Manon, promise au couvent, mais destinée tragiquement à la déportation en Louisiane. En quelques images discrètes de fond de scène, « c’est là l’histoire de Manon, de Manon Lescaut ». Elle arrive pour son couvent, grise chrysalide de Greuze, qui sera métamorphosée en radieux papillon, brûlé au feu de ce plaisir, peut-être ce ruban rouge ramassé entre ses doigts.
    Même sobriété à l’acte II, largement occupé par le lit dans un désordre à la Fragonard, lien et lieu puissant du couple. L’épure de maquette du trois, le Cours-la-Reine, des arbres découpés griffonnés d’un crayon rapide, met en valeur les attitudes et le ballet, les costumes, un victorieux Brétigny littéralement cousu d’or donnant le bras à une triomphante Manon bois de rose, mais cette balançoire innocente fleurie pour une petite fille est sans doute un clin d’œil égayé aux Hasards heureux de l’escarpolette égrillards de Fragonard, ou la fleur fanée de Manon, attendrie par ce bouton de rose enfantin bientôt cueilli par les libertins fort aimables mais sans scrupules qui en guettent l’éclosion : petit garçon et fillette, à la future et suggestive grisaille de la « Cruche brisée » de Greuze. 
     Le délicat rococo de la place fera place, à l’ardeur frénétique de l’Hôtel de Transylvanie, rouge enfer du jeu avec ces costumes de flamme redoublés par ce vaste miroir penché sur la table et la scène comme une imminente menace ; seuls, en noir, contraste et prémonition de deuil, Manon, des Grieux, et le père noble, noirs charbons ardents, tranchent sur le feu. Les lumières de Roberto Venturi allègent ou dramatisent les scènes, solaires, nocturnes dans un Saint-Sulpice sinistre et sombre avec ses ogives stylisées, ou livides et sulfureuses sur le ciel de fin.
    Cette épure élégante du cadre met magnifiquement en valeur le chant soliste qui n’est jamais parasité, comme dans tant de productions qui encombrent plus qu’elles ne meublent le plateau, par des gesticulations muettes des autres acteurs sur scène.

L’interprétation
    De la fosse, la direction musicale d’Alexander Joel, Anglais servant avec élégance la musique française, malgré une ouverture un peu appuyée pour cette musique délicate aux grâces empruntées à la légèreté enrubannée d’un XVIIIe siècle en son début galant, encore épargné par les terreurs de sa fin, semble aérer heureusement l’orchestre à l’image du plateau, toujours attentif aux chanteurs, faisant vibrer les couleurs tour à tour diaphanes et sombres de la partition, piquante et pimpante, puis dramatique.
     Dans ce cadre visuel et musical réglé avec un grand équilibre, le ballet festonné des personnages s’intègre avec une aisance sûrement fruit du travail et le joli ballet effectif de Julien Lestel n’en semble qu’un prolongement un peu plus chorégraphié, bien dans le texte et le contexte : c’est d’une grande harmonie d’ensemble et de détail. 
    Les chœurs, nombreux, après le départ de Pierre Iodice préparés par Emmanuel Trenque, s’y meuvent en bel arroi et même leur désordre est un effet de l’ordre. Comme si elles en étaient issues, sorte d’ironique coryphée en trois, le trio des filles galantes tisse gaiement un dansant contrepoint entre la masse du chœur et la singularité de l’héroïne, trio de belles bien chantant, luminosité riante de la soprano Jennifer Michel (Poussette), mezzo coloré d’Antoinette Dennefeld (Javotte) et une accorte Jeanne-Marie Lévy (Rosette), apparemment mature, qu’on sent capable de bailler de belles, des vertes et des pas mûres, future mère maquerelle de ses plus jeunes consœurs.
    Par sa voix et sa prestance, l’hôtelier  de Patrick Delcour est plus qu’une silhouette. Duo pendard d’aristos encanaillés, cyniques viveurs et buveurs, arraché à la caricature habituelle, le baryton Christophe Gay campe un Brétigny élégant, qui n’est pas indigne de Manon par son allure et sa figure. Son compère complice, le ténor Rodolphe Briand donne à son Guillot de Morfontaine, dans le registre de la comédie, toute la morgue suffisante mais inquiétante de l’aristocrate à qui tout est dû, mais vindicatif plus que noblement vengeur, il est l’instrument mesquin de la tragédie. La basse Nicolas Cavallier, de noir vêtu dans un costume très janséniste au milieu de la fête galante colorée, a la sévérité apparente du père noble (très indulgent et souriant pour les frasques de son fils dans le roman), mais exprime par sa voix égale et pleine, une noblesse toute humaine, sensible aux charmes de Manon, blessé dans sa sensibilité de père qui ne veut pas perdre à jamais un fils tombant dans la bigoterie irréversible d’une religion choisie par dépit amoureux, et sauve les conseils bourgeois de Saint-Sulpice par un cynisme mondain de la mesure et des apparences :

« La vertu qui fait du tapage n’est déjà plus de la vertu […] 
Le ciel n’en veut pas davantage. »

   Le personnage de Lescaut, sauvé de la simplification facile, est heureusement renouvelé dans cette mise en scène en exploitant nuances de la musique et du jeu. Il est vrai qu’il trouve dans le baryton Etienne Dupuis, qui allie la  beauté et la science de la voix à l’art maîtrisé de la scène comme son compatriote Jean-François Lapointe, un interprète convaincu et très convaincant, cynique profiteur, beau parleur mais qui a aussi le geste, le panache, la folle générosité du noble chez un simple soldat, sans la vulgarité de la soldatesque, sympathique par ses excès et sans doute empathique envers sa jolie cousine qu’au fond il voudrait protéger.
    Le Chevalier des Grieux, finalement victime de sa passion, c’était Sébastien Guèze dont on peut dire à coup sûr qu’il en est une crédible incarnation déjà touchante par son physique adolescent, son visage encore enfantin, qui mériterait aussi d’être protégé, surtout contre lui-même. Sans se ménager, il entre passionnément dans le jeu et nous y entraîne avec une présence scénique évidente, bouleversante. Le souffle est long et lui permet, dans les moments d’intimité, des fins de phrases en tendres arrondis de notes, des  nuances délicates, et son « rêve » est exemplaire de douceur chimérique infinie : une chaumière et deux cœurs face à un cœur qui rêve de palais et bijoux. Cependant, dans les moments de passion exacerbée, sa voix explose dans les aigus mais s’expose dangereusement, à nu, sans protectrice couverture du son. Dramatiquement, il sert le personnage, mais, vocalement, il se perd ou risque de se perdre.
   Aucune cantatrice n’a jamais eu l’âge de Manon : seize ans. Mais, par son jeu, sa vivacité, sa spontanéité, chagrine, câline, mutine, coquine, Patrizia Ciofi a l’âge du rôle et, sa voix, celui de la musique que Massenet prête à son héroïne. Gracieuse sans gracieuseté, elle a la finesse de ne rien appuyer, entrant dans le personnage comme dans les costumes, avec une aisance souveraine dans le naturel. La rondeur boisée de son timbre égrène les perles naïves de son premier air, rend sensible l’« engourdissement » des sens, file la nostalgie anticipée pour la petite table du second, toute « faiblesse et fragilité », éclate en feu d’artifice vocal dont les écueils son intelligemment contrôlés par sa technique et sa souplesse malgré la raideur de la tessiture. On ne résiste pas à sa reconquête émouvante de Saint-Sulpice et, dans l’Hôtel de Transylvanie, c’est une inverse Traviata frénétique dans la salon de jeu entre amant et père survenu, mais pour protéger son fils par le privilège de la naissance. Elle est Manon dans toute la versatilité d’un rôle aussi complexe humainement que vocalement.

Opéra de Marseille,
Tél. : 04 91 55 11 10 ou 04 91 55 20 43.

Manon de Jules Massenet.
29 septembre, 2, 4, 7 octobre

Orchestre et Chœur de l'Opéra de Marseille.
Alexander Joël, direction musicale.
Mise en scène : Renée Auphan et Yves Coudray.

Décors :  Jacques Gabel. 
Costumes :  Katia Duflot. 
Lumières :  Roberto Venturi. 
Chorégraphie : Julien Lestel.

Distribution
Patrizia Ciofi, Manon ; Jennifer Michel, Poussette ; Jeanne-Marie Lévy, Rosette ; Antoinette Dennenfeld, Javotte.
Sébastien Guèze, le Chevalier des Grieux ; Etienne Dupuis, Lescaut ; Nicolas Cavallier, le Comte des Grieux ; Christophe Gay, de Brétigny ; Rodolphe Briand, Guillot de Morfontaine ; Patrick Delcour, L'hôtelier.

Retransmis en direct le 2 octobre 2015 sur Radio Classique.

Photos : © Christian Dresse.
1. Delcour, Michel,  Dennenfeld, Lévy ;
2. Ciofi, Briand ;
3. Guèze, Ciofi ;
4. Dupuis, Guèze ;
5. Gay, Ciofi 
6. Cavallier, Guèze ;
7. L'Hôtel de Transylvanie.


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