Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

vendredi, novembre 25, 2011

LE JOURNAL D'UN FOU

ÉPURE THÉÂTRALE ET FOLIE DES HOMMES
LE JOURNAL D’UN FOU
De Nicolaï Gogol
Théâtre Gyptis,
11 novembre 2011

D’Andonis Vouyoucas, on connaît les mises en scène grandioses, son maniement expert d’une grande troupe d’acteurs dans le répertoire tragique ancien, baroque, ou dans leur résurgence moderne comme Claudel. On l’avait aussi apprécié dans la légèreté irrésistible de drôlerie du théâtre de tréteaux comme Le Médecin malgré lui de Molière. Ici, autre facette de son talent toujours actif et inventif, il ouvre large l’éventail de ses possibilités d’homme de théâtre en nous en offrant la quintessence sans doute la plus délicate, mettre en scène un seul personnage avec un texte long et non destiné à la scénification : de la réalisation épique à l’intime. La réussite s’en doit mesurer à la difficulté du pari.

L’œuvre
 Bureaucrate mal dans sa peau, Nicolaï Gogol (1809-1852) publie en 1835 le recueil de nouvelles Arabesques qui, entre autres, contient « Le journal d’un fou », d’un fonctionnaire qui fonctionne mal. Ce récit à la première personne, qui rapporte des bribes de dialogues externes, explique son succès un théâtre, au service d’un grand acteur. Sur l’intérêt, à cette époque pour la folie, essentiellement des femmes, je parlerai plus bas.
Loin d’être une grande âme trahie par la vie, le modeste et médiocre Auxence Ivanovitch Poprichtchine, tailleur de plumes (d’oie, bien sûr) dans un ministère, semble écrasé par son apparente insignifiance sociale. C’est l’homme ordinaire, au travail ordinaire, à l’existence ordinaire mais doté d’une vie intérieure extraordinaire : ce n’est pas un simple « jardin intérieur », mais une forêt, une jungle d’un luxe, d’une luxuriance telle que cette excroissance exponentielle brouille, embrouille tous les chemins balisés de la réalité et de la rationalité. Mais comme on ne peut vivre dans le brouillard, l’esprit se débrouille pour faire logique de l’illogisme, trouver du sens à l’insensé, dans l’équilibre, au fond, de la folie, qui reconstruit le monde à sa couleur et à sa raison déraisonnable : un envers du décor psychique de la réalité physique.
Mais qu’est-ce que la réalité ? Depuis toujours, la philosophie, de Platon à Descartes, l’a récusée en doute, et le théâtre, lieu du réel irréel, a mis en scène sa fragilité avec Calderón, Corneille et autres.
Là est la difficulté de ce texte : trouver un équilibre entre l’extraversion qu’exige la scène et l’intériorisation, un pont entre le monde extérieur dit et le monde rêvé, verbalisé aussi par la nécessité théâtrale, dire le dedans par le dehors.

Réalisation et interprétation
Vouyoucas refuse ici les artifices scénographiques et décoratifs : sur fond noir, deux brèves tentures vaguement orientales ; en écho à celle de la tenture verticale, sur un plateau pratiquement nu, un tapis dans le goût du constructivisme russe pour un monde et des bribes de phrases déconstruites, qu’on peut à peine recomposer par bribes : «RÉCLAME UNE NOURRITURE DONT MON ÂME SE REPAISSE ET SE DÉLECTE ». On peut encore lire en petit et minuscule : « immoral », « immortal » et des lettres décomposées de texte sans contexte, des signes indéchiffrables. Ces signes théâtraux minimalistes (Catherine Cocherel) répondent subtilement et harmonieusement en teintes au costume destructuré du personnage, à sa décomposition interne. Seule note vive, vivante, la robe rouge très star hollywoodienne, longuement fendue sur de  belles jambes de la femme : surgi du noir, le fantasme est plus précis, plus cher et plus charnel que la réalité grise. Des lumières (Yann Loric), noires dirait-on, impressionnistes ou expressionnistes, nimbent le corps du héros ou sculptent les visages, donc celui de la Femme, rêve très incarné et à la fois inaccessible, lointain, toujours à cour, à cœur.
À tout cœur avec Floriane Jourdan, car belle trouvaille, s’appuyant sur deux allusions du texte à une cantatrice et à l’obsession d’Auxence pour une jeune fille, Vouyoucas ménage des pauses physiques, musicales, au flux continu du pauvre héros qui peut souffler, confiées à cette excellente actrice par ailleurs soprano raffinée et émouvante. Elle chante et enchante, elle aère, en quatre airs, la dramatique Élégie de Massenet, la sensuelle C’est l’extase langoureuse de Debussy, une berceuse italienne et, enfin, Oh, quand je dors…, de Hugo mis en musique par Liszt, l’atmosphère étouffante crée par la folie douce et angoissante du héros. Lorsque après cette dernière mélodie, qui évoque Pétrarque et Laure, invitation au rêve érotique et chaste, châle noir sur ses épaules nues, elle déploie ses bras, de dos, on ne sait si c’est l’ange de la Mort ou de l’Amour qui va s’en aller, s’envoler.
Moments de grâce dans la disgrâce où s’enfonce, sous nos yeux, le malheureux fonctionnaire incarné par un Hervé Lavigne prodigieux, mouvant, émouvant : mimiques, gestique, il rend sensible la somatisation qui gagne son corps en proportion de sa perte du fil, de la narration, des dates de son journal intime qui peu à peu se dérèglent, se déguinglent. Le héros compte et conte donc moins les jours qu’il ne raconte inconsciemment le désordre progressif de sa conscience : une justification intime d’un monde extérieur par ce qui en est, en fin de compte, une quichottesque poétisation. Ce n’est pas un hasard si, dans le monde de compensation qu’il s’invente face à l’arrogance des grands, dans ce que les psychanalystes appellent « le roman familial » des enfants malheureux qui s’inventent une généalogie princière, l’âme enfantine d’Auxence bat la campagne, bâtit des châteaux en Espagne dont il s’érige roi au moment où, dans ce pays, les carlistes en cherchent un pour ne pas voir une femme accéder au trône. Il faut le voir courir, ralentir, fléchir et réfléchir en se redressant, incarner par la voix modulable presque à l’infini, nombre de personnages divers, dont, morceau de bravoure dans l’exploit de cette performance, la chienne snob digne des dalmatiens de Disney. Mais derrière la prouesse d’acteur, l’expérience humaine terrible.
Une belle complicité le lie à Vouyoucas, sous la direction duquel il a par deux fois incarné avec succès un personnage comique, chez Calderón et Molière, mais l’on sent ici le grand travail d’acteur joué avec le metteur en scène : sans désavouer cette verve humoristique extravertie, elle est mise ici au service d’une veine dramatique intériorisée qui retient notre rire face à ce fonctionnaire, terne par la vie qui lui est imposée, haut en couleurs inquiétantes par sa folie exposée, implosée enfin au fond de lui. Aujourd’hui, cette victime d’un ordre social oppressant, déjà annoncé et dénoncé par Gogol, serait l’un de ces nombreux suicidés du travail de notre société impitoyable aux faibles. Non, on ne peut rire de ce délire, finalement salvateur d’un être trahi par la vie, s’en évadant par la folie.
Il manie le langage mais, en fin de comptes, il est manipulé par son entourage extérieur, univers fou d’aveuglement aux humbles. Victime au moins sinon cobaye social, comme son pratiquement strict contemporain Woyzeck (1837), que Büchner tira d’un fait divers criminel. D’un autre fait divers, Stendhal avait tiré en 1830 Le Rouge et le noir avec un héros inverse saisi de la folie des grandeurs sociales, sombrant dans un crime dénonciateur aussi de la société.










Photos : François Provensal

DE LA FOLIE DANS L’ART

L’art semble plus que jamais folie dans un monde vulgarisé par la « marchandisation »  qui n’a d’artistique que le métaphore du Veau d’Or. Un petit parcours tiré des émissions que je fis à France-Culture sur « La folie dans l’opéra » (Les Chemins de la musique de Gérard Gromer), reprises la semaine prochaine, en partie, à Radio Dialogue, « Le blog-note de Benito », les lundis 12h45 et 18h45, le samedi, 19 heures (Marseille : 89.9 FM ; Aix-Étang de Berre : 101.9).

RENAISSANCE
La folie, qu’elle frappe homme ou femme, a toujours été un sujet intéressant l’art. De la plus haute antiquité, le fou passait parfois pour l’éducateur des hommes par une sagesse inversée. Quant à la folle, c’était souvent une devineresse, une pythie, une prophétesse grâce à ses transes. Avant de passer pour une sorcière qui finira mal au Moyen-Âge.
La Renaissance, avec le retour du rationalisme antique, va s’intéresser à la folie. On peut citer un texte qui va lancer une mode en littérature, en peinture : Das Narrenschiff (1494) de Sebastian Brant, un Strasbourgeois, poète humaniste et poète satirique (1457-1521) qui embarque dans sa fameuse nef des fous, roman en vers, toutes sortes de personnages représentants les vices humains : à chacun sa folie. Albrecht Dürer illustre cet ouvrage qui va courir l’Europe, et faire des émules. Ainsi, La Nef des folles, de Josse Bade qui lui, embarque les Vierges folles et les vierges sages de la parabole biblique. Avec gravures, desseins, peintures conséquentes de grands peintres tels Holbein, Bosch (Le jardin des délices avec le fou coiffé d’un entonnoir qui aura de l’avenir).
On croyait que la folie était une maladie due à une pierre que l’on pouvait extraire, ce qui explique le tableau Extraction de la pierre de folie de Bruegel le Vieux. Thomas More, auteur de la célèbre Utopie (1516) écrit inspire à son ami Érasme de Rotterdam, grand humaniste, son Éloge de la Folie (1511) qui aura une grande influence dans la Réforme.
En 1516, la même année que l’Utopie, l’Arioste, Ludovico Ariosto, publie son poème épique Orlando Furioso, Roland furieux, fou furieux. Eh oui, le preux chevalier, le paladin Roland, comme une faible femme, devient fou par amour pour Angélique, qui l’est guère, qui aime Médor. Il sera une source inépuisable de livrets de l’époque baroque.
ÉPOQUE BAROQUE
Car les XVIIe et XVIIIe siècles mettent en scène la folie, mais des hommes. La scène offre des galeries d’hommes fous, le Roi Lear de Shakespeare, Oreste chez Racine, Don Quichotte et tous ces nombreux Roland, Orlando tirés de l’Orlando furioso, mis en musique et en voix.
À cette époque, moitié et fin du Siècle des Lumières mais qui a plus d’ombres que de lumière, on s’intéresse à l’occultisme, aux psychologies étranges. En 1784, Puységur publie un ouvrage sur le somnambulisme, assimilé à la folie, traité par le magnétisme de Messmer.
En France, deux ans après, Nicolas Dalayrac donne le ton avec sa Nina, ou la folle par amour, en 1786, comédie mêlée de quelques airs, en un acte, qui devient, sous la plume italienne de Giovanni Paisiello un véritable opéra, Nina, ossia la pazza per amore, en 1789, l’année de la Révolution qui  va faire, sinon tourner, valser les têtes.
On le voit, le pré-romantisme vers la fin du XVIIIe siècle, semble faire de la folie l’apanage des femmes. Dont la folie triomphera sur scène au XIXe.
AU XIXe SIÈCLE
Folie des femmes
A l’opéra, en effet, les folles font courir les foules, une vraie folie, littéralement. Mais on le voit à ces dates, 1835 (Journal d’un fou de Gogol) et 1827, la première folle à l’opéra (Il pirata de Bellini) le premier tiers du XIXe siècle, de l’Italie à la Russie, se penche sur la folie, dans la littérature, le théâtre et l’opéra.
Mais c’est celui-ci qui va nous retenir car on y assiste à une véritable épidémie, une contagion de la folie chez les héroïnes lyriques. 

Héroïnes venues du froid
Remarquons d’abord que nos héroïnes folles, plutôt que folles héroïnes, semblent pratiquement toutes venir du froid, du nord :
Ophélie d’Hamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la scène mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi anglaise, Élisabeth d’Angleterre, cela va de soi et Maria Stuarda est reine d’Écosse; ainsi que lady Macbeth. Lucie de Lammermoor est également écossaise. Amina, de la Somnambule de Bellini est suisse et Marguerite, tirée du Faust de Goethe, est Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et deux autres encore, italienne dans Mefistofele de Boïto, et italo-allemande avec Busoni. Voilà donc des héroïnes romantiques des brumes du nord mais  dans des opéras du sud qui montrent non comment l’esprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles le perdent, pratiquement toutes par amour.
La première à ouvrir la ban est l’Imogène d'Il pirata de Bellini (1827), œuvre inspirée d’une pièce française du XVIIIe siècle, mais traduite d’une pièce d’un auteur irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord qu’elles perdent).
La scène de folie, grande et longue scène entremêlée de chœurs avec d’abord partie lente et douce dans les grands arabesques belliniens, puis la cabalette avec toute une folle pyrotechnie vocale, grands écarts, notes piquées, trillées, gammes montantes, descendantes, etc,  fit grand effet et la cantatrice se paya un triomphe. Naturellement, toutes les autres cantatrices réclament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par Donizetti, confrère et rival de Bellini, le rôle d’Anna Bolena, Anne Boleyn, la malheureuse épouse d’Henri VIII d’Angleterre qui, désireux de changer encore de femme après avoir divorcé de Catherine d’Aragon, entraînant le schisme d’Angleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme, la condamne pour un adultère non prouvé. Anna perd la tête avant d’être décapitée.
Nous sommes en 1830. On vient de découvrir le somnambulisme provoqué, notamment chez les filles, associé à la folie. Et Bellini réplique en 1831 en donnant aussi à la Pasta La sonnambula, la somnambule, rôle où triomphera aussi la Malibran, mezzo capable de chanter aussi les soprani. Amina, affligée de somnambulisme, le matin de ses noces, est retrouvée dans la chambre non de son fiancé, mais d’un comte. Conte à dormir debout, mais on imagine le résultat : folie. Ces opéras courent l’Europe.
1834 : Donizetti compose Maria Stuarda, héroïne qui perd aussi la raison avant de donner son cou à la hache d’Élisabeth d’Angleterre. Janvier 1835, à Paris : Bellini encore, qui mourra en septembre de la même année à 34 ans, donne cette fois-ci à Giulia Grisi, qui voulait aussi son opéra et sa folie, I puritani, Les Puritains. La même année 1835, mais en septembre, trois jours après la mort de Bellini, à Naples, Donizetti donne le modèle indépassable de l’air de la folie avec Lucia de Lammermoor, tiré d’un roman historique de Walter Scott (1819), basé sur un fait divers réel de 1668 où, mariée de force, une femme tue son marie le soir des noces.
On pourrait encore parler de l’Azucena du Trovatore de Verdi, de Dinorah (1859) de Meyerbeer, en français, de la douce Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas (1868), de la Kundry de Parsifal de Wagner. 



Folie des hommes ?
Certes, on trouvera plus tard dans le siècle quelques fous dans l’opéra. En 1869, Modeste Moussorgski dote son Boris Godounov d’une belle scène d’hallucinations rédemptrice pour le tsar, mais l’autre fou de l’œuvre, l’Innocent, est en fait une sorte de prophète qui annonce les malheurs de la Russie. La même année, en littérature, son compatriote Dostoïevski publie L’Idiot, histoire du prince Mychkine qui finira certes à l’asile, mais c’est une belle figure christique qui tente de sauver la pécheresse Nastassia Filippovna.
Nous trouvons encore Parsifal, héros de Wagner dans l’opéra du même nom (1882), le Perceval des légendes de la Table Ronde, du Moyen-Âge. Mais le héros de ce « festival scénique sacré », est celui qui va retrouver le saint Graal, la coupe d’or dont la légende dit qu’elle contint le sang du Christ : on ne peut trouver mieux comme preux et vertueux chevalier, tout de même confronté à Kundry, sorte ce Madeleine pécheresse et contrite, plus folle que ce « chaste fol » de Parsifal comme on l’appelle.
Bref, au siècle du positivisme, les hommes fous portés à la scène, même le Woyzeck de Büchner (1837) dont Alban Berg tirera son Wozzeck mais en 1925, victime de manipulations scientifiques, même dans leur folie, ont une grandeur, une mission presque religieuse et sacrificielle que l’on ne concède pas à la femme. En effet, celles-ci, si elles sont folles ou le deviennent, c’est pour une cause bien légère : par amour contrarié, déçu. Donc, à chacun, homme ou femme une folie à sa mesure, à sa démesure, dans une hiérarchie de valeurs qui confine la femme à l’échelle la plus basse.
Le XIX e siècle a beau avoir l’exemple d’hommes fous ou sombrant dans la folie, souvent pour cause de syphilis, Gérard de Nerval le poète, Schumann le musicien, Maupassant l’écrivain, Nietzsche le philosophe, Van Gogh le peintre, c’est la folie de la femme, sans doute plus décorative si elle est moins noble, qui fait les beaux jours de l’opéra. Et l’on oublie la géniale sculptrice Camille Claudel, scandaleuse pour ses amours tumultueuses avec Auguste Rodin que son frère, si pieux, Paul Claudel, poète et dramaturge, n’hésitera pas à faire interner  en 1913, grande oubliée de l’histoire artistique.
Mais il est vrai aussi qu’à la même époque, de grands savants pèsent, mesurent le cerveau de la femme, moins gros et lourd que celui des hommes, pour en conclure que c’est la cause de l’absence des femmes dans l’ordre de la science et de la création. Dont la société des hommes les avaient exclues…




mercredi, novembre 23, 2011

DIVAS EN CONCERT : Patrizia Ciofi, María Bayo


DIVAS EN CONCERT
Patrizia Ciofi et María Bayo

Quand je dis « divas », c’est une facilité de langage car il n’y a pas moins divas à l’ancienne que ces deux grandes cantatrices toutes simples qui ont triomphé sur toutes les scènes lyriques et qui gardent la modestie des grandes, sans rage ni tapage, comme si la douceur qui émane de leur voix rayonnait sur toute leur personne. Bain de musique et de bonheur pour leur public ravi. Ces deux cantatrices ont en commun leur tessiture vocale, une technique belcantiste sans faille qui va du baroque au bel canto romantique, leur goût d’un large spectre d’emplois : toutes deux ont des rossignols dans la voix.
Le récital est un genre des plus périlleux. Seul face à une salle, avec un orchestre mais sans une œuvre qui porte une ligne, un personnage à construire dans la durée, sans décor ni costume pour l’ambiance et la caractérisation, sans partenaires qui, ayant leur tour, permettent de se reposer, le chanteur doit, au fil de morceaux différents, créer chaque fois une atmosphère immédiatement, changer et recommencer. Enfilant des morceaux de choix, de bravoure souvent, dans un récital, un chanteur chante plus que dans un opéra qui n’a, en général, pour ceux traditionnels du XIX e siècle, que deux grands airs au plus dans tout l’ouvrage (les opéras baroque en avaient six au moins pour les premiers rôles). Ce n’est donc pas un mince exploit et l’exigence en bis d’un public un peu irresponsable en rajoute à la performance.

Patrizia Ciofi  à l’Opéra d’Avignon, 28 octobre 2011

Après nous avoir bouleversés avec sa Gilda du Rigoletto d’Orange cet été, Patrizia Ciofi a réussi, cet automne, le pari de nous remuer avec sa Juliette du Roméo et Juliette de Gounod à Marseille, rôle dans lequel on ne l’attendait pas non plus. Et pourtant, quelle évidence que cette incarnation, par cette femme, de la frêle, rieuse, joueuse et tragique héroïne juvénile de Shakespeare! Toute de légèreté et de grâce.
Un semaine après, on courait à Avignon l’entendre dans un récital, sous la direction musicale de Luciano Acocella, sous l’égide et au profit d’Amnesty International  pour son cinquantième anniversaire. Que dire sur cette grande dame du chant que je n’aie déjà dit ? En témoignent ici les chroniques sur ses Lucia, Traviata, Leïla, Manon, Gilda, Ophélie, et, pas plus tard qu’en mai dernier, son récital au Gymnase de Marseille, accompagnée au piano par Carmen Santoro.
Ce récital ne fait que confirmer le bonheur qu’on a de la retrouver, malicieuse et délicieuse Norina de Don Pasquale, repentante Adina de L’elisir d’amore, mélancolique et tragique Maria Stuarda de Donizetti mais, comme à Orange, Gilda tout aussi bouleversante d’innocence émerveillée de Verdi. Elle nous rappelle l’hispanique et roucoulant Chérubin de Massenet à tort oublié et sera encore une éblouissante Juliette de Gounod. Elle enchaînera les bis avec une aisance déconcertante. Timbre tendre et miel de flûte ou légère clarinette boisée, rien de forcé même dans l’effort de ces partitions de haute voltige, hérissées de notes pointées, ruisselantes de cascades de gammes descendantes des cimes : tout semble naturel dans l’artifice de cette haute technicité mais qu’elle met au service d’une sensibilité sans sensiblerie, servant autant la vocalité pure que le personnage.
Chef d’orchestre invité, Luciano Acocella, à la tête de l’Orchestre lyrique de Région Avignon-Provence au mieux, non seulement est le grand chef lyrique que l’on connaît et apprécie, servant les chanteurs, les suivant avec amour, mais un chef symphoniste qui sait tirer de l’orchestration parfois simple de Donizetti ou Rossini des traits savoureux en exaltant certains pupitres mais on peut dire qu’il nous donna du Prélude du Faust de Gounod une version renouvelée de dramatisme noir et tout le soleil de la Suite de Carmen de Bizet qu’on crut entendre, à certaines couleurs, pour la première fois.

Opéra-Théâtre d’Avignon,
Récital Patrizia Ciofi, soprano, Luciano Acoccella, direction musicale :
Airs et musiques de Bizet, Donizetti, Gounod, Massenet, Rossini, Verdi.
Photo Borghese : Patrizia Ciofi

María Bayo à l’Opéra de Marseille, 6 novembre 2011
De la tête aux pieds, pourrait-on dire, María Bayo est sourire : des yeux espiègles et doux, de ses lèvres, de son éclatante dentition et, surtout, de cette voix lisse et douce, satin lumineux qui irradie, sur une ligne à la fraîcheur de source paisible, la transparente douceur de son timbre.
Dix ans d’absence donc de notre scène lyrique. Mais on n’avait pas oublié à Marseille ce petit Tanagra, gracieuse petite statuette grecque, cette adorable poupée espagnole que l’on ici découvrit en espiègle Suzanne dans Le Nozze di Figaro de Mozart. On la retrouva, avec le même bonheur, en mutine et coquine Rosine dans Il Barbiere di Siviglia de Rossini. Elle fut ensuite l’émouvante héroïne de Roméo et Juliette de Gounod, puis encore Juliette dans I Capuleti e i Montecchi, de Bellini Enfin, elle fut une adorable Leïla dans Les Pêcheurs de perles de Bizet en 2001.
Couronnée de prix prestigieux, elle a couru les grands festivals et les opéras du monde entier, défendant un vaste répertoire allant du baroque (Cavalli, La Calisto), Hasse (Cleofide), Haendel (Giulio Cesare, Rinaldo, Rodrigo), Traetta (Antigona) ; du néo-classicisme de Gluck (Orfeo ed Euridice, L’Innocenza Giustificata), à Mozart et Rossini, en passant par les rôles du belcanto romantique, sans oublier un grand répertoire trop négligé jusqu’ici, celui de la zarzuela baroque espagnole du XVIIIe siècle.Elle revenait avec un récital de musique espagnole comme toutes ses grandes devancières et compatriotes, Los Ángeles, Caballé et Berganza, son professeur. À l’orchestre, l’efficace, brillant et énergique chef Ernesto Martínez Izquierdo à la tête de l’Orchestre philharmonique de Marseille.
Le premier compositeur hispanique à l’honneur est le Catalan Xavier Montsalvatje dont les célèbres Cinco Canciones Negras (1945) ont occulté le reste de la profuse production. Peut-être un peu gênée par la tessiture trop grave de ces joyaux, elle bouleverse par sa douceur  dans la Canción de cuna para dormir un negrito (‘Berceuse pour endormir un négrillon’) sur un poème d’Idefonso Pereda Valdés, se berçant et fondant dans la musique comme sous l’effet de la tendresse maternelle et du sommeil de l’enfant. C’est ensuite l’Andalou Joaquín Turina avec son célèbre Poema en forma de Canciones de 1917, quatre airs avec un rutilant prélude orchestral. María Bayo éclate de toute sa technique dans les terribles mélismes virtuoses de style flamenco de « Cantares. »
En seconde partie María Bayo interprétera avec humour et virtuosité des extraits de zarzuelas, le genre lyrique typiquement espagnol, qui va de l’opérette à l’opéra, que l’on commence heureusement à découvrir grâce à tous les grands interprètes espagnols qui s’en font les propagateur et dont María Bayo est l’héritière. Se succèdent les airs joyeux, dont le brillantissime « Intermède » de La boda de Luis Alonso (1897) de Gerónimo Giménez, éclatant de vivacité et variété rythmiques, un régal orchestral que le chef sert avec une fougue qui soulève la salle d’enthousiasme.  Le récital se fermera avec l’ouverture et « entrée » de Cécila dans la zarzuela cubaine cette fois-ci de Gonzalo Roig, Cecilia Valdés, (1932), redoutable vocalement, irrésistible invitation à la danse de la rumba à la habanera.
Beau voyage dans un hispanisme élargi qui laisse le cœur et l’oreille pleins de nostalgiques images et couleurs musicales.

Opéra de Marseille : 
Récital de María B ayo, direction musicale d’Ernest Martínez Izquierdo.
Musiques et airs de Fernández Caballero, Giménez, Montsalvatge, Roig,  Turina.
Photo : María Bayo

mercredi, novembre 09, 2011

25 e anniversaire des Festes d'Orphée


LE VINGT-CINQUIÈME ANNIVERSAIRE DES FESTES D’ORPHÉE
 
Quand on parle de musique baroque, les mélomanes pensent spontanément aux grands Italiens, Caccini, Monteverdi, les précurseurs, à Vivaldi, aux Allemands Bach, Händel, éventuellement à l’Anglais Purcell, au Franco-Italien Lully, à Rameau. Mais avez-vous entendu parler de Gantez, Gautier, Poitevin, Gilles, Belissen, Pelegrin, Audiffren, Estienne, Blanchard, Archimbaud, Auffand, Hugues, Villeneuve, David, Foncolombes... La plupart de ces noms fleurent bon le terroir provençal. Et pour cause : ce sont tous des compositeurs provençaux des XVIIe et XVIIIe siècles, d’Aix, Marseille, Tarascon, Avignon. Preuve de la vivacité créative de la région en cette grande époque d’efflorescence baroque. Estienne, Pelegrin, Poitevin, etc, sont Aixois ; Audiffren, Belissen, Desmazures, Gautier, etc, sont Marseillais. Mais Gilles est de Tarascon, et nous avons ici également un Avignonnais.
Ah, direz-vous, on connaît Campra, l’Aixois, certaines de ses œuvres ont même été données au Festival lyrique d’Aix-en-Provence. Et pourtant, si Campra est loin d’être un inconnu, bien de ses compositions le sont encore et dorment dans les archives des bibliothèques. Comme dormaient celles des compositeurs précédemment cités, attendant, comme la Belle au Bois dormant, que le baiser d’un prince ou la baguette d’un bonne fée, disons d’un chef d’orchestre curieux, viennent les réveiller, viennent amoureusement donner vie aujourd’hui à ces musiques d’hier qui, malgré ce long sommeil, n’ont pas vieilli
Eh bien, c’est la tâche, disons la mission, je dirais même le sacerdoce que s’est donné Guy Laurent depuis déjà 25 ans en créant les Festes d’Orphée : ensemble baroque historiquement bien ancré dans notre région. Il est aixois faute d’accueil permanent à Marseille. Mais il nous visite heureusement avec fréquence et l’on peut l’écouter en l’Église Saint-Laurent, à Saint Victor. D’ailleurs, récemment, Guy Laurent a recréé le fameux en son temps Concert de Marseille, société musicale voulue par le Maréchal de Villars, par Monseigneur de Belzunce (s’illustrant par sa charité lors de la Grande Peste) de 1720 et Laurent Belissen compositeur, en 1716.
C’est donc en 1986 que Guy Laurent fonde cet ensemble baroque, les Festes d’Orphée, au beau nom du demi-dieu de la musique, au parfum de Grand Siècle.
Comme la plupart des ensembles baroques, celui-ci est à géométrie variable selon l’œuvre interprétée. Au chœur d’une trentaine de chanteurs amateurs, s’ajoutent plusieurs formations renforcées de solistes professionnels vocaux et instrumentaux. C’est l’outil varié de concerts intimistes ou grandioses selon les compositions, voués à la redécouverte du patrimoine musical de la Provence baroque.
Ces concerts font partie du patrimoione musical de la région : à côté de la Semaine Sainte Musicale à Aix, consacrée évidemment à la musique de ce répertoire, avec Aix-en-Baroque, Les Mardis musicaux, depuis 2008, Le Concert de Marseille, est spécifiquement consacré à l’exploration du répertoire baroque marseillais.
Son quart de siècle de solide existence conforte cette vocation. Et ce n’est pas une simple évocation passéiste de musiciens, inconnus aujourd’hui, que l’on visite par une sorte de mode rétro pour un passé que l’on effleure en passant : il ne s’agit pas ici de nostalgie d’antiquaire pour quelque antiquaille pittoresque qui sacrifierait au goût du jour pour les goûts et ragoûts d’hier.
En effet, ces musiciens qu’on avait oubliés et que Guy Laurent propose à notre appréciation et admiration, étaient loin d’être des inconnus en leur temps. On leur confiait des charges qui n’étaient pas rien en une époque où la religion, et sa musique, occupaient une grande part dans la vie des croyants : pour la plupart, ils étaient à la tête de maîtrises  dans les cathédrales de ce sud de la France, c’est-à-dire qu’ils occupaient l’emploi non négligeable de maîtres de chapelle, en somme, directeurs de la musique, tout comme Bach, toute sa vie durant, puisqu’il fut kappelmaister ou cantor  de Saint-Thomas à Leipzig. Avec obligation de créer en permanence de la musique pour les offices et les musiciens de la chapelle. Nombre d’entre eux furent goûtés bien au-delà de la sphère provinciale, et Campra ne fut pas le seul a être apprécié à la cour.
Pas de concert sans partition, naturellement. Les partitions de ces grands oubliés, bien sûr, ne courent pas les rues. Elles existent, mais dans les archives des cathédrales, dans les bibliothèques. Il faut donc les chercher, fouiner dans les archives, soulever des tonnes de poussière, les trouver, les lire, ou plutôt, les décrypter. Et, trouvées, encore faut-il les, les évaluer, les restaurer, et en tirer des partitions utilisables. Il faut donc saluer en Guy Laurent, en amont des concerts, ce patient travail de chercheur, de musicologue savant penché attentivement sur un patrimoine culturel musical immense mais inconnu ou méconnu.
Et c’est là ensuite l’autre énorme handicap. À notre époque, où le sacré n’est souvent que le consacré, que de patience et d’énergie ne faut-il pas user pour convaincre les décideurs financiers institutionnels de miser leurs subventions sur des noms de musiciens ne disant plus rien à personne ! Les sempiternelles Saisons de Vivaldi et autres valeurs sûres de la musique sont certes plus rassurantes pour assurer la réussite d’un concert, succès de remplissage exigé par les pouvoirs publics pour justifier un financement souvent plus fondé sur la quantité que sur la qualité des spectateurs payants curieux de nouveauté.
Cercle vicieux, guère vertueux, de financements publics qui vont naturellement plus à ce qui marche qu’à ce qui risque de moins bien marcher en termes d’audience, on n’ose dire, d’audimat. Or, le succès d’une création ou d’une recréation n’est pas une science exacte. S’il y avait une recette du succès, on la connaîtrait.
Cela, pour dire le pari fou de Laurent de miser la pérennité de cette entreprise baroque sur la fragilité de la notoriété de ces musiciens de l’ombre dont il s’est acharné à mettre en lumière quelque 70 œuvres en près d’un millier de concerts et sept disques. Ces 25 ans d’existence prouvent qu’il a gagné son pari. Mais c’est presque un combat de chaque jour qu’il doit cependant mener pour continuer de vivre et faire vivre cette musique. Ajoutons les conférences et les actions pédagogiques que propose Laurent pour éclairer ces œuvres et y intéresser un jeune public.

À écouter cette musique et  ces musiciens, on se persuade facilement qu’ils n’ont  pas à rougir comparés aux musiciens européens dont l’Histoire, parcimonieuse et oublieuse, a retenu les noms. Des concerts en écho entre les baroques provençaux et leurs célèbres contemporains que proposent Festes d’Orphée le prouvent aisément. L’ensemble est loin de rester confiné dans la passé, il est ouvert aussi à la création contemporaine : découvertes et redécouvertes, jeu de réponses, de répons au sens musical et liturgique, entre cultures et époques en font la richesse. Fort justement, cette association est reconnue « d’Intérêt général » et médaillée de l’Assemblée Nationale.
On ne marchandera donc pas les vœux de bon anniversaire aux Festes d’Orphée qui défendent un régionalisme universel : 25 ans de jeunesse pour une musique ancienne qui ne vieillit pas.


Photos Festes d'Orphée:
1. Visuel du 25 e anniversaire;
2. Solistes;
3. Grand chœur.

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