Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

Ma photo
Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

vendredi, janvier 28, 2011

L'HEURE DU THÉ

L’HEURE DU THÉ
20 janvier 2011
Foyer de l’Opéra de Marseille

Bon début d’année pour la rituelle Heure du thé des solistes du CNIPAL, qui ont rempli nos vœux et reçoivent les nôtres.
Trois perles rares venues d’ailleurs, du Japon et de la Corée, la troisième, rarissime, de Georgie, les deux premières voix déjà entendues. Tomoko Hayakawa, de Kyoto, ouvrait le ban de cette première partie dévolue au lied et l’on retrouvait avec plaisir sa solide voix de mezzo corsé, large et pleine, au timbre un peu étrange mais très personnel, son talent évident de comédienne à l’humour sensible. Ogresse truculente dans le récent Hänsel und Grettel (voir Heure du thé de décembre), elle campe encore avec bonheur des personnages bien typés, hauts en couleur, ici, Baba la turque, la femme à barbe barbante et volubile du Tom, libertin velléitaire du Rake’s progress de Stravinsky. Sa voix puissante s’allège tendrement pour la berceuse de la Mère du Consul de Menotti, fait montre d’une belle ligne phrasée dans Urlicht de Mahler, de beaucoup de noblesse dans l’aria di portamento de la Cornelia du Giulio Cesare de Händel, sur la tenue du souffle, qui lui convient mieux que les vocalises encore un peu raides ou timides de l’aria de Junon de Semele, aux aigus éclatants. On imagine que bientôt, avec une voix à peine plus grave, un personnage comme Mistress Quickly, du Fasltaff de Verdi, (« Reverenzia ») lui irait comme un gant.
D’aussi belles qualités parent le baryton Taeil Kim, également déjà apprécié dans le rôle du Père lors de ce Hänsel und Grettel. Malgré quelques « graillons » importuns du froid subit dans Allerseelen et dans Zweignung de Richard Strauss, cet excellent chanteur dissipe ce léger encombrement bronchial avec beaucoup de métier et nous émeut d’intensité pudique dans l’ultime ballade de Billy Bud de Britten, toute en retenue de sa large voix, dans cette marche doucement funèbre, motif lancinant, lunaire, bercé d’étranges clapotis de vagues au piano poétisé de Nina Huari. Dans deux des « Chansons de voyage », de Ralph Vaughan Williams, il régale de son timbre éclatant, du volume égal de sa voix, de son sens du texte. Enfin, une aria de Berenice de Händel lui permet de donner sa mesure dans le vrai bel canto au sens précis du terme de chant baroque orné, démontrant sa maîtrise du style, l’agilité des vocalises, la facilité de l’aigu, et l’intelligence des variations du da capo.
La découverte, c’est la mezzo Irina Aleksidze, qui se produit pour la première fois en ce lieu. Allure et figure, élégance du port, présence immédiate, visage aigu à l’expression intense d’une Callas géorgienne qui aurait dépassé ses problèmes vocaux. Émission aisée, vibrato slave, timbre riche, grave somptueux, aigus souples et irradiants sans problème apparent de passage, ne seraient que de strictes qualités techniques si elles ne servaient, avec un égal bonheur des rôles divers, les diableries vocaliques du Rossini de l’Italiana in Algeri, allégeant sa grande voix, avec une incarnation si plaisante d’Isabella qu’on croit rêver à la voir entrer si pleinement dans le cauchemar éveillé de l’Azucena verdienne du Trovatore. D’excellente comédienne d’humour et coquetterie, elle devient une tragédienne évidente, audible et sensible, maîtrisant son émotion perceptible pour créer la nôtre, bouleversante.
On connaît et goûte les qualités de Nina Huari au piano, non seulement partenaire humblement attentive aux chanteurs, mais soliste exemplaire qui fait, avec une fougue toute italienne pour une finnoise, un véritable morceau de concert du ballet rêveur et cauchemardesque du Macbeth de Verdi.

lundi, janvier 17, 2011

Inconnu à cette adresse

VENGEANCE POSTALE 

INCONNU A CETTE ADRESSE
de (Kathrine) Kressmann Taylor
Mise en scène Jean Claude Nieto
Marseille, Centre Fleg,
mardi 11 janvier
Avec Michel Panier et Jean Claude Nieto
L’œuvre
On peut dormir sur ses deux oreilles, quand on en a pas. Quand on en a, il est facile de se croire sourd en se bouchant les oreilles, aveugle en fermant les yeux. C’est la leçon que l’on pourrait tirer, très rétrospectivement, hélas, à la lecture, à l’audition de la nouvelle de Kathrine Kressman (1903-1997), Address Unknown (1938), ‘Inconnu à cette adresse’ qui, dès cette époque prévoyait le génocide du peuple juif européen que mettaient méthodiquement en place les nazis. Pourtant, publié d’abord en revue, puis en livre en 1939, ce bref récit sous forme de correspondance, eut un écho considérable aux Etats-Unis et dans le monde, mais sans doute pas assez pour des oreilles volontairement sourdes, ni pour ouvrir des yeux délibérément myopes aux terribles événements qui se perpétraient en Allemagne, gangrenant l’Europe. Pourtant, la journaliste et universitaire américaine d’origine allemande, dut dissimuler son prénom de Kathrine et lui substituer son nom de Kressman, sonnant masculin, tant on estima dans la frileuse Amérique que les événements qu’elle annonçait et dénonçait, plus qu’étonnants, étaient détonants chez une simple femme. Pourtant, pas plus écoutés ni perçus sous son pseudonyme d’homme…

Et qu’énonce-t-elle ? À travers cette correspondance fictive entre deux amis associés d’une prospère galerie d’art de San Francisco couvrant deux ans (1932/1934), l’un, Martin Schulze, rentré avec sa famille dans son Allemagne natale, l’autre, Max Eisenstein, juif allemand américanisé, c’est la gangrène de la nazification progressive du premier, pourtant esprit bourgeois apparemment éclairé, qu’est montrée ligne à ligne dans ces lettres, avec la montée vers la tragédie quand, refusant d’accueillir la sœur actrice de l’autre, pourtant célèbre mais juive poursuivie par les S. S., il la leur abandonne pour préserver, par ce sacrifice, sa tranquillité de fonctionnaire dignitaire du nouveau régime. Et c’est en bonne (?) conscience, ou inconscience perverse, qu’il en narre le détail à l’ami et frère de la victime par-delà l’Atlantique, trait d’union qui les unissait et qui désormais les sépare à jamais. Max en tirera à son tour, sans autre supplique ni réplique, selon la loi du Talion juive, œil pour œil, dent pour dent, une terrible vengeance ou, plutôt, justice en retournant, ligne à ligne aussi, les arguments antisémites de l’autre, judaïsant systématiquement le persécuteur nazi des juifs.
Réalisation et interprétation
Une estrade, deux bureaux éclairés par deux lampes mais séparés par un océan d’ombre ; dans chacun, deux hommes, en complet et cravate, l’un sombre, l’autre, marron clair : décor minimaliste, éléments minimes pour exprimer un maximum. Deux bourgeois sinon cousus d’or, cossus,  sûrement aussi bien dans leur peau que dans leur costume, aisance de gens bien installés dans leur vie. Non à la grossière machine à écrire, au beau stylo plume élégant, racés, esthètes -on le découvre vite- ils écrivent, s’écrivent, se lisent à travers l’océan Atlantique qui les sépare désormais, se répondent : à tour de rôle, ils se racontent dans leur quotidien, content leur environnement et, les bons comptes faisant les bons amis, le gérant de la galerie d’art qui leur appartient à Frisco, le fric qu’ils en tirent. Le ton est amical, chaleureux devient complice à l’évocation par Max des bonnes affaires faites sur le dos de dames juives snobs, se piquant de peinture, auxquelles ils fourgue des croûtes. À partir de 1932, les deux compères échangent donc d’abord des anecdotes personnelles, quotidiennes. Deux amis de bonne compagnie, vivant dans l’art, de l’art  évoquant les grands noms de la peinture dont ils font commerce raffiné : la crème de la culture et de la civilisation. La sœur de Max l’Américain, Grisel, actrice, triomphe à Vienne.
D’Allemagne l’homme sombre à lunettes, l’homme noir, Martin, rapatrié dans sa chère Allemagne, narre sa réinstallation, avec sa famille, dans ce pays encore dévasté par les suites de la Grande Guerre perdue, ravagé par la grande crise, l’inflation, qui lui profite avec ses dollars ramenés, lui permettant d’acquérir propriété et domesticité nombreuse. Il s’attendrit sur la misère allemande ambiante et son correspondant, qui boit ses paroles, voit ce tableau désolé de l’ancienne et lointaine patrie, dont, sans qu’aucun événement historique précis autre que les dates des lettres n’étaye la trame, nous reconstituons l’histoire allemande à la croisée cruciale des chemins : l’incendie du Reichstag, la prise du pouvoir cet Hitler dont on commence à parler, le début des persécutions contre les juifs.

 L’atmosphère des échanges change, le rythme, la pulsation s’accélère : Max s’inquiète, quête de loin des informations à travers les échos des faits perçus en Amérique ; Martin, posément, constate, explique, justifie : cet Hitler n’est qu’un mal nécessaire, transitoire, le moteur d’une révolution qui arrache l’Allemagne vaincue à l’humiliation, qui la régénère. À trop comprendre, on finit par excuser, c’est ce que nous comprenons. Martin, c’est Michel Panier, voix métallique, percutante, enivré de ce renouveau vénéneux de l’Allemagne, l’air hautain de prétendue race supérieure quand, sous couvert de boutade amicale, il renvoie Max à sa judaïté, argumentant ironiquement sur les persécutions antisémites qu’il n’y a pas d’effet sans cause, et que le feu explique la fumée -cette fumée, pensons-nous, anticipatrice des terribles qu’on apprendra plus tard. On sent en lui une fièvre historique et hystérique : le libéral a basculé dans le mal. L’acteur, d’un mot qui trébuche, fait l’hésitation, plume levée, de celui qui écrit, l’intègre en théâtre.
En Max, de sa voix plus basse, ronde, blessée d’humanité, Jean-Claude Nieto, qui signe cette concise et efficace mise en scène, fait sentir les sentiments qui l’animent, en contrechamp, à l’épître politique perverse de l’autre. L’angoisse la presse à la demande à l’ami de nouvelles de sa sœur Grisel qui a eu l’imprudence, se croyant forte de son succès au théâtre à Vienne, de jouer à Berlin. Une semaine de triomphe ; puis le silence, la lettre du frère américain au théâtre revient à l’envoyeur  avec cette terrible mention: « Inconnue à cette adresse ». Et c’est la lettre horrible et tranquille de Martin qui a pratiquement livré la jeune femme aux S.S. Il fait injonction à Max de ne plus lui écrire qu’indirectement car il ne peut avoir de commerce avec un juif et la censure nazie lit les courriers.
Rien, dans le jeu de Nieto /Max ne trahit le choc, la répulsion, la révolte face à l’autre abominable. Au contraire, visage fermé sauf à une froide détermination, on l'entend enfreindre la consigne de prudence de Martin et lui écrire directement, mais en l’annexant à sa famille juive, le judaïsant pour la censure, le compromettant en mentionnant, sous couvert de commerce d’art, des peintres sulfureux comme Picasso aux yeux incultes des nazis, qui seront classés et condamnés bientôt sous la rubrique d’entartete Kunst, d’‘Art dégénéré'. Bref, au grand affolement de Martin qui prie, implore Max de ne plus lui écrire de la sorte car il le condamne aux camps, à la mort, en faisant de l’ex-ami un frère, Max le  désigne comme juif, tous comptes faits, lui rend la monnaie de sa pièce : le compte est réglé et Martin a son compte : la dernière lettre de Max n’atteindra pas son destinataire : « Inconnu à cette adresse ». Un vague sourire illumine furtivement le visage de Nieto et Martin/Panier se fond dans l’ombre : nuit et brouillard.
Dire tant de faits avec si peu d’effet : de l’art digne et grand dans son humilité.
Photos :
1. Face à face;
2. Michel Panier ;
3. Jean-Claude Nieto.

dimanche, janvier 09, 2011

Récital de chant

Récital de chant
Stanislas de Barbeyrac, ténor,
Françoise Larrat, piano.
Foyer de l’Opéra de Marseille
8 janvier 2010

Ce n’est pas tous les jours que l’on a le sentiment de découvrir une voix, un chanteur, et, moins, un artiste. C’est ce cadeau de début d’année que nous a offert ce jeune ténor de 26 ans. Récital de choix : les Dichterlibe de Schumann et les rares Illuminations de Rimbaud, op. 18 de Britten. 
Le poète romantique Heinrich Heine avait publié en 1829 son recueil Buch der Lieder (‘Le Livre des  lieder’, des ‘chansons’), dans lequel il poétisait l’amère déception amoureuse infligée par une cousine qui en épousa un autre, causant, dans le dernier poème, la mort du « moi » poétique narrateur du livre. Étrangement, c’est en 1840, l’année même de son mariage enfin obtenu par décision de justice avec la pianiste virtuose Clara Wieck, après des années de persécutions par le père de la jeune femme, que Robert Schumann compose ces tragiques « Amours du poète », qui finit par la mort de l’amoureux, et le cycle Frauenliebe und-leben (‘L'Amour et la vie d'une femme’), qui se clôt sur la mort de l’époux : au deux bouts de ces cycles, le deuil, de l’amant, de l’amante. Terrible entrée en un mariage si ardemment espéré.
Il peut donc paraître téméraire, pour un jeune chanteur, de se lancer dans un cycle de seize lieder où les plus grands ténors et barytons ont voulu s’illustrer. Chaque poème, chaque lied est un paysage de l’âme, chaque fois différent, dans lequel il faut entrer immédiatement et en imposer au public l’atmosphère. Dès le premier morceau, le brévissime et si intense dans son ambitus réduit, « Im wunderschönen Monat Mai », sans autres effets que musicaux, Barbeyrac fait sentir l’éveil de l’amour, du désir et de sa langueur déjà marquée d’une irrépressible nostalgie qui en réfrène l’élan vital, explosion contenue à l’inverse du printemps éclatant alentour. La voix est homogène, les aigus lumineux, le grave nourri, sans lourdeur. Ses nuances sont variées, les piani vaporeux ou doucement veloutés, toujours justes dans l’expression. Sans affèterie, avec une  simplicité d’une fraîcheur juvénile, sensible sans sensiblerie, il nous fera partager les stations diverses de ce calvaire amoureux, en passant en puissance par le grandiose spectacle du Rhin (« Im Rhein, im heiligen Strome »), distillant la sombre mélancolie funèbre de « Hör’ ich das Liedchen klingen », pratiquement jusqu’à l’épitaphe funéraire finale que constitue « Die alten, bösen Lieder ».
On ne peut oublier que c’est l’œuvre d’un grand pianiste et le jeu attentif et pénétré de Françoise Larrat, qui auréole et poétise ces paysages mentaux, nous pénètre de cette certitude avec émotion.
Piano différent mais non moins présent et pressant, , toujours exigeant pour la pianiste,  les extraits des Illuminations de Rimbaud mis superbement en musique par Benjamin Britten en 1939.  Avec un piano souvent rageur et orageux, les dix morceaux, énigmatiques, sont unifiés par un style de grande déclamation lyrique qui sollicite la voix en puissance, presque en imprécations. Une phrase revient : « J’ai seul la clé de cette parade sauvage ». Sans qu’on puisse imaginer ce jeune ténor en mauvais garçon que fut Rimbaud, il entre dans ces textes déjà presque surréalistes, avec un sens dramatique évident. L’élocution est parfaite et il a le sens du mot, du phrasé et déploie un beau legato dans la longue  phrase :

« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. »

En bis, il donne l’air de Don José, « la fleur que tu m’avais jetée », osant le pianissimo écrit sur l’aigu  « et j’étais une chose à toi », auquel ne se hasardent guère les ténors, puis nous gratifie encore de « Kouda, kouda… » la méditation dramatique de Lenski avant son duel mortel d’Eugène Onéguine, de bouleversante façon.
Stanislas de Barbeyrac, avec grand art, a su chanter les mélodies comme l’opéra, et l’opéra, comme un lied.

mercredi, janvier 05, 2011

LA VIE PARISIENNE


LA VIE PARISIENNE (1866)
Opéra-bouffe,
Livret d’Henri Mailhac et Ludovic Halévy,
Musique d’Offenbach.
Opéra théâtre d’Avignon 
2 janvier 2011
L’Offenbach fleurit les fêtes de fin d’année, et même le début à Avignon. On connaissait cette production de 2005, qui n’a pas pris une ride, au contraire, depuis affinée et raffinée.

L’œuvre
Le XIX e siècle aimait et réprouvait les prostituées de haut ou bas étage, exutoire des mâles en manque, nécessaire pendant luxurieux au luxe moral de la chasteté forcée ou forcenée des épouses et des petites filles modèles.
Certes, ici, l’infidèle Métella, dont les richards émoustillés se passent l’adresse comme d’un bon coup, fera la reconquête de l’un de ses amants, Raoul de Gardefeu sinon du sérail masculin complet. Il n’en reste pas moins que, derrière le rythme pétaradant et la mousse pétillante de la musique d’Offenbach et du livret de Meilhac et Halévy, c’est la satire joyeuse mais féroce de toute une société matérialiste, avide à satiété de nourritures terrestres (dîners toujours prêts, fêtes toujours apprêtées), une société repue qui en veut cyniquement pour son argent comme le Brésilien et veut effrontément et grassement « s’en fourrer » jusque-là » comme le baron, les femmes étant au menu, naturellement partie du dessert. Même si l’échec fait partie de la tradition bouffe sinon de la bouffe, la partie de dupes faisant partie du jeu aux dés pipés : le snobisme est un strabisme qui fait prendre le demi-monde louche pour le grand monde à lorgnon et tel est pris qui croyait avoir une bonne prise ; la chair est forcément chère et c’est sur l’autel du plumard qu’est fatalement plumé le pigeon. Mais, pleins aux as, ils s’en remettront. Ici, c’est le couple exotique, suédois, du baron et baronne de Gondremarck, venus passer du bon temps à Paris, chacun espérant tromper l’autre, qui sera abusé à son tour par un faux et facétieux cicérone, attrapé finalement lui-même comme un renard qu’une poule aurait pris.
Réalisation
Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, la déplace, de l’Exposition Universelle de 1866 à celle de 1900, bref, après le désastre de 1870, après l’hécatombe de la Commune de 71 et avant le cataclysme de 1914. C’est donc une parenthèse historique heureuse, en pleine « Belle époque », en plein cœur du « Gai Paris », le sommet sans doute du rayonnement universel de la capitale qu’on vient visiter du monde entier, comme en témoignent le couple suédois, le Brésilien et d’autres allusions, soulignées par ces petits drapeaux nationaux agités par les voyageurs de ce superbe hall de gare avec vue lointaine de la neuve Tour Eiffel, chef-d’œuvre de l’architecture industrielle. Le petit train amusant est dense d’une réalité historique : le Second Empire avait vu le tissage de toute la France par le réseau ferré ; les Grands Boulevards de Paris tracés par Haussmann, larges pour éviter les barricades comme en 1848, étaient surtout de grands axes reliant rapidement les grandes gares. Comme celle-ci, de l’ouest, vers Deauville, Trouville, autres lieux du jeu, du plaisir.
Mur curviligne en plan coupé puis meubles très purs  assortis (Emmanuelle Favre) d’un Art Nouveau et style nouille fleuri de femmes -sinon jeunes filles- fleurs, pressentant déjà l’abstraction et l’Art Déco, dans une lumière albugineuse, bleu ou rouge selon les moments (Philippe Grosperrin) d’une époque qui découvre l’électricité. Les dames, mêmes cocottes cancannantes, n’ont plus de froufroutantes et affriolantes crinolines à grand renfort de baleines, de carcasses : libérées du carcan du corset, elles portent les robes souples de Poiret, asymétriques, tailles sous les seins, des manteaux-enveloppe en ovale d’une grande beauté, noirs, blancs, rayés, mouchetés, quadrillés dans des dégradés de gris et de beige d’une rare élégance (Gérard Audier). Signe des temps, Métella arbore un cerceau externe à sa robe libérée ! Et la veuve éplorée déploie des dessous rouges sous sa robe de deuil.
Mais, l’intelligence sensible de Nadine Duffaut, sorte de signature chez elle, c’est que si elle joue le jeu du jeu burlesque chez ces richissimes bourgeois ou aristos, elle n’en oublie pas l’envers du décor de cette société replète et prospère : comme des machinistes qui occuperaient enfin le devant de la scène, elle donne à voir les rouages de l’ombre qui font marcher cette société, les ouvriers, employés, marchands de journaux, bonnes, ivrogne, prostituées déjà prêtes en petite tenue sous le manteau, voleur, policiers d’une société apparemment policée mais impitoyable aux faibles et pauvres qui la font luxueusement vivre en vivant mal. Presque des damnés de la terre… En sorte que le travestissement bouffe des domestiques le temps d’une soirée de dupes est une sorte de compensation, de vengeance sociale mais qui en fait autant de Cendrillons vite renvoyées à leur condition première.
Interprétation
Le piège de ce type d’œuvre, c’est le passage redoutable entre les parties chantées et les parties parlées, qui n’ont guère d’intérêt, même pas la parodie mythologique de La Belle Hélène, qui amuse au moins l’esprit. Très souvent, cela se paye d’une chute du rythme, d’un appesantissement du tempo général. Fort heureusement, ici, la direction d’orchestre élégante de Dominique Trottein, d’une grande alacrité, d’une vivacité de tous les instants, enchaîne sans faiblir cette suite brillante et sémillante de séguedilles, de valses, de « galops », épargne à Offenbach les lourdeurs dont on l’accable trop souvent et la mise en scène, subtilement, anime, musicalise aussi, dans des contrechamps réussis, la foule des personnages, des choristes, dont les gestes, les pas, sont aussi des pas de danse : tout chante et danse, comme le disent d’ailleurs les personnages. Le cancan endiablé final, avec référence obligée à la Goulue et Valentin le désossé (chorégraphie de Laurence Fanon réalisée par Éric Belaud) en est un prolongement naturel et pas une pièce platement plaquée.
Toute la distribution, si nombreuse, serait à citer, d’une remarquable homogénéité scénique et vocale, sans oublier des chœurs (Aurore Marchand) qui jouent, au sens propre du terme, parfaitement leur partie. Trop souvent, le nombre de chanteurs étant si important pour un nombre d’airs dévolus à chacun assez réduit, l’on opte pour privilégier leurs qualités de comédien plus que de chanteur, au détriment de la musique. Certes, ici, il y a des voix qu’on appelle d’opéra, et, d’autres, plus légères, d’opérette. Mais les premiers ne jouant pas à écraser les seconds et ces derniers n’étant pas vocalement négligeables, cela crée une satisfaisante harmonie du plateau qu’il convient de souligner.
Ainsi, les « paires », les couples, finalement, que font le baron et la baronne de Gondremark (Lionel Peintre et Lydia Mayo), remarquables en jeu et voix, celui aussi formé par Bobinet (Michel Vaissière) dont la voix claire et légère de la frivolité contraste avec celle de Gardefeu (Olivier Heyte), voix sombre de mondain guindé, plein d’allure avant de perdre la figure pris à son jeu. Mais c’est naturellement le couple gantière et bottier qui est emblématique de l’œuvre : Caroline Mutel est la mutine Gabrielle et la très joyeuse et soyeuse veuve du Colonel par un timbre lisse, une voix souple et ductile, bien conduite. Florian Laconi est son pendant et pendard de Frick, facétieux et frustre alsacien, avant d’être Prosper, futé, affûté, efféminé, toujours juste et drôle mais, en Brésilien, il débite son air fameux, danse et modernité d’époque obligent, au grand « galop », à un train d’enfer : c’est brillantissime et l’on admire ce grand ténor lyrique, bouleversant des Grieux, effervescent Vincent, qui démontre un talent comique indubitable. Il faut saluer, au passage, cette fidélité de Raymond Duffaut à certains artistes qu’il découvre et suit très jeunes, les amenant lentement mais sûrement vers de grands rôles au pied du mur : souvent celui d’Orange. Programmés dans divers rôles une même saison, c’est une manière intelligente de les rôder et de faire vivre un esprit de troupe disparue, hélas, avec elles.
Métella, l’Arlésienne de l’œuvre dont on parle plus qu’elle ne chante, c’est la belle Patricia Fernandez au timbre fruité et voluptueux. Si l’on a plaisir à l’entendre, l’on doit reconnaître que l’air de la longue lettre n’a pas une grande nécessité dramatique ni musicale. On rit à l’autre couple désassorti entre la vieille dame indigne acidulée (Françoise Petro) et la pimbêche revêche dont le timbre voluptueux avoue des désirs que sa bouche nie (Murielle Oger-Tomao). On saluera aussi la jolie Pauline de Sophie Haudebourg, et, en vrac, Ludivine Gombert, Isabelle Mompert, Wiebke Nolting et leurs comparses : Franck Licari ; Xavier Seince ; Jean-François Laulan ; Antoine Abello. Salut final aux virtuoses 

solistes du cancan : Hélène François, Egor Kornev.
La Vie parisienne
Opéra théâtre d’Avignon, les 30, 31 décembre 2010 , les 1 et 2 janvier 2011.
En co-production avec l’Opéra de Marseille, l’Opéra de Nice, l’Opéra de Reims l’Opéra-théâtre de Saint-Etienne

, le Théâtre du Capitole de Toulouse, l’Opéra de Toulon.
Orchestre Lyrique de Région Avignon-Provence, Chœurs et Maitrise de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse
 (Aurore Marchand).

Direction musicale : Dominique Trottein
 ; Mise en scène :  Nadine Duffaut
 ; Chorégraphie :  Laurence Fanon
.
Décors : Emmanuelle Favre
 ; Costumes :  Gérard Audier
 ; Lumières :  Philippe Grosperrin

.
Distribution :
Gabrielle : Caroline Mutel ; Métella : Patricia Fernandez; Pauline :  Sophie Haudebourg ; Baronne de Gondremarck : Lydia Mayo ; Madame de Quimper-Karadec : Françoise Petro ; Mademoiselle de Folle-Verdure : Murielle Oger-Tomao ; Clara : Ludivine Gombert ; Léonie : Isabelle Mompert ; Louise : Wiebke Nolting ; Baron de Gondremarck : Lionel Peintre ; Le Brésilien, Frick, Prosper : Florian Laconi ; Bobinet : Michel Vaissière ; 
Raoul de Gardefeu : Olivier Heyte ; Urbain, Alfred, un clochard : Franck Licari ; Joseph : Xavier Seince ; Alphonse : Jean-François Laulan ; le douanier : Antoine Abello ; 

solistes du cancan : Hélène François, Egor Kornev.

Photos : Cédric Delestrade/ACM-Studio/Avignon, légendes B. P.
1. Le bottier à la botte de la gantière : Laconi, Mutel ;
2. Un Brésilien cousu d’or et de fil blanc : Laconi ;
3. Une veuve plus pompette que pompes funèbres;
4. Turquerie pour bourgeois guère gentilshommes;
5. Danse de la dive bouteille .

Rechercher dans ce blog