Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

samedi, mars 07, 2009

L'ENFANCE DU CHRIST

L’ENFANCE DU CHRIST
d’Hector Berlioz
Opéra de Toulon, 1 mars 2009

Encore une fois, il faut saluer l’intelligente politique artistique de l’Opéra de Toulon menée par son directeur Claude-Henri Bonnet qui, mêlant judicieusement ouvrages du répertoire et œuvres plus rares, dans une même saison permet d’entendre, à côté de compositeurs sans risques -ou presque-, Verdi, Mozart et Bellini, des auteurs plus risqués, tels Britten (admirable Songe d’une nuit d’été) Haydn (bientôt L’Infedeltá delusa en large avant-première du Festival d’Aix-en-Provence), fidélisant un public jusque-là traditionnel et souvent timoré. On redira aussi l’excellence et l’élégance de ses programmes, clairs, solidement documentés sur les compositeurs et les œuvres, qu’on a plaisir ici à compléter simplement d’apports personnels. On ne pouvait donc que courir entendre cette rarissime Enfance du Christ (1850-1854) d’un Berlioz peu fréquent sur nos scènes, sinon en version concert, mais ici, scénifié.

L’ouvrage
Le seul franc succès de ce pauvre Berlioz dans son ingrate France, contraint à chercher la gloire loin de sa patrie. Il est vrai que, terrible critique des opéras de ses contemporains, se piquant d’écrire livrets et musique frayant la voie à Wagner, si sa musique torrentielle parfois est un bel exemple de romantisme fougueux, il a, quoiqu’on dise, une esthétique vocale opératique néo-classique, imprégnée de Gluck (dont il donnera une version de l’Orphée et Eurydice pour la grande Pauline Viardot García) et de son maître (critiqué mais imité), Chérubini. Sa langue est aussi toute tournée vers le classicisme, raide, contorsionnée d’inversions maladroites, affligée de tournures figées : admirateur du baroque Shakespeare et du romantique Goethe, il est cependant plus près, dans sa langue, de la solennité marmoréenne de Virgile, qu’il traduit plus ou moins adroitement pour ses Troyens. Il n’est pas un poète comme Wagner, et encore moins un dramaturge. D’où, hélas, la difficulté scénique de ses opéras, statiques, narratifs, alors que le théâtre est action.

Réalisation et interprétation
Cette Enfance du Christ, certes, « petite sainteté » comme la qualifiait Berlioz, se veut oratorio et tenter de la mettre en scène est une gageure qu’on peut pardonner à Frédéric Andrau de n’avoir pas relevée de façon convaincante : à l’impossible, nul n’est tenu. Sa scénographie, de grands degrés blancs derrière le filtre d’un voile, étagera joliment, mais trop statiquement, les chœurs, certes, un peu tenus à l’immobilité par la longueur et complexité de leur partie, souvent des fugues délicates (excellent travail de Catherine Alligon). Les stricts costumes blancs indiens (Luc Londiveau), pantalons et vareuses, sous les lumières claires, froides (Ivan Mathis) que ne rattrape pas une tache de sang pour figurer bien abstraitement le Massacre des Innocents, cette rigidité générale, confinent à la paralysie avec la scène d’adoration de Joseph (Thomas Dolié touchant de jeunesse) et Marie (belle et lumineuse Blandine Staskiewicz), longuement agenouillés silencieusement sur les marches, attitude saint-sulpicienne sucrée mais sacrément salée pour des chanteurs ! Cela donne à l’ensemble une atmosphère glaciale, marquée d’entrée par le récitant (admirable ténor Avi Klemberg), en costume blanc, figé gauchement à l’avant-scène, jamais mêlé à la maigre action. L’épisode du Père de famille (frémissant de bonté Jean-Marie Frémeau) est plus encombrée qu’animée par la musique de scène d’un trio issu de l’orchestre. Il y a donc un hiatus scénique avec l’ardeur, la flamme géniale de cette musique, aux archaïsmes novateurs, d’une beauté à couper le souffle, exaltée par la baguette magistrale et chaleureuse de Laurent Petitgirard. Il n’y a que la scène d’Hérode, sur fond noir comme ses pensées, qui a l’un des plus beaux airs de basse de tout le répertoire, avec un superbe Paul Gay plein de fiévreuse présence, qui soit dramatique, les longues et belles plages musicales puis les récits excessifs coupant vite l’aile à toute velléité de dramaturgie théâtrale.


Photos : ©Frédéric Stephan

vendredi, mars 06, 2009

Good morning, Mr. Gershwin

BABELLE MALHEUREUSE
ET PARADIS PERDU ?
Good Morning, Mr. Gershwin
Spectacle de José Montalvo et Dominique Hervieu

Grand théâtre de provence
Le 19 février 2009

Il y avait une logique dans la rencontre de Montalvo/Hervieu et de George Gershwin (1898-1937) : leur éthique et esthétique du métissage chorégraphique, urbain, interracial -ou plutôt interculturel, les races n’étant qu’une invention récusée par la science-, leur bannière, ne pouvait que remonter aux sources du pionnier que fut le compositeur russo-américano-juif qui sut génialement marier musique savante et populaire, assimilant au classique le jazz d’origine africano-américaine. Les deux joyeux comparses, après leur triomphale mise en scène de Porgy and Bess, « opéra nègre américain » selon l’étiquette apposée à ce chef-d’œuvre, dramatiquement réaliste par le sujet, ne semblent pas être sortis indemnes de cette confrontation entre leur optimisme hédoniste et cette vision, littéralement noire, d’un monde violent. Poursuivis sans doute par cette expérience, hantés par cette musique, ils l’ont prolongée par une sorte de portrait chorégraphique de Gershwin, vu et dansé d’aujourd’hui, mais resitué, à travers ses œuvres, dans son époque, celle de la discrimination raciale et celle de la grande crise : en somme, pratiquement contemporain, prémonition des convulsions néo-coloniales actuelles de la Guadeloupe, Martinique, avec l’espoir inattendu d’un Obama.
Une misérable cahute de bidonville et des tags rappelant « Porgy » est d’entrée, dans ce spectacle, un signe nouveau dans l’univers facétieux du tandem, signé cependant, comme dans tous leurs précédents ballets, de l’éclatement de la vision unitaire traditionnelle par l’utilisation de tous les niveaux scéniques: avant-scène, toit de la cabane comme ligne de crête et l’écran en toile de fond surélevée. Tout l’espace est pratiquement toujours occupé par des actions diverses des quatorze danseurs étagés du haut au bas de la scène élargie, doublés par leur image, ces fameuses et inventives incrustations vidéo d’une étourdissante verve (José Montalvo) qui occupent cette sorte d’écran de nos rêves et inconscient : désir de vol, d’envol, d’apesanteur de corps innocents de nudité, ondulant et ondoyant dans l’onde d’une nage bienheureuse dans l’amniotique bonheur enfantin d’un aquarium ou d’une piscine des films d’Esther Williams des comédies musicales et nautiques. Cependant, un immense château de sable, ludique symbole de plaisir enfantin, qui s’éboule à la fin, deviendra bien un autre signe baroque de la fugacité, de l’arrogance de cette fragile tour de Babel(le) humaine.
On retrouve donc les vives couleurs des costumes bien à eux (Dominique Hervieu assistée de Siegrid Petit-Imbert), la franche luminosité (Vincent Paoli), les animaux fantasques et fantastiques, les vocalises gargouillées, le mélange heureux des corps, les gags chorégraphiques, les pa(tchwork) de deux et plus, danse contemporaine et classique sur pointes, africaine, hip-hop, etc. auxquelles, Gershwin oblige, se mêle jazz, blues, charleston, claquettes, sur les fameux standards du compositeur (Lady be good, The man I love, etc) dont certains titres se déroulent sur l’écran avec le nom des grands cabarets du Broadway de son temps. Monde de l’âge d’or de la comédie américaine, baigné d’une nostalgie sur des airs de slow qui entraînent une lenteur et langueur toutes nouvelles chez nos deux dynamiques chorégraphes. Des bancs de poissons sauteurs illustrent plaisamment la fameuse phrase, « fishes are jumpin’ », de « Summertime ».
Mais la même berceuse sur la photo d’une enfant noire pleurant, insensible au « little baby don’t you cry » de la chanson, les images noir et blanc de la grande récession des années 30, des queues du chômage, de la ségrégation, ces étranges bateaux de boat people ramènent à un triste passé mais, aussi, à notre présent : la couleur de la peau change mais pas la misère. On a le sentiment que nos deux joyaux lurons, pressentant déjà la crise par ce spectacle antérieur, laissent derrière, mais sans l’abdiquer comme un utopique horizon de reconquête du bonheur, leur Babelle heureuse et leur Paradis. Le château de sable n'était qu'un château en Espagne.



Photo © Laurent Philippe

mercredi, mars 04, 2009

IL PIRATA

FOLLES CHANTANTES
IL PIRATA
Opéra de Vincenzo Bellini (1827),
Livret de Felice Romani,
d’après le mélodrame éponyme de Nodier et Taylor,
Opéra de Marseille, le 20 février 2009

L’ouvrage
Il y a 150 ans que ce Pirate a déserté nos côtes et n’écume guère les scène d’opéra, même si la piraterie a un regain sinistre sur certaines mers. Et pour cause : un rôle féminin écrasant de présence pratiquement constante, culminant sur une grande scène finale de folie que Callas avait exhumé, Caballé illustré, mais que rares sont les divas à affronter sur scène. Par ailleurs, la grande scène de folie, la première féminine de l’opéra, a été éclipsée par celles de grandes folles successives, notamment Lucia de Lammermoor de Donizetti. C’est que la folie des femmes occupe beaucoup les esprits et les opéras à partir de ce coup d’éclat de Bellini dans ce XIX e siècle misogyne.
Jusque-là, comme je le signalais dans la série d’émissions de Gérard Grommer La folie dans l’opéra (France-Culture), la folie est masculine dans l’opéra baroque : les Don Quichotte et les innombrables Orlando ou Roland hantent les scènes, héritiers de la tradition chevaleresque et courtoise de La Folie Tristan, sans oublier Serse (le Grand Xerxès) qui chante son amour pour un platane (« Ombra mai fu… », le fameux « largo » de Hændel). Ce sont des héros momentanément égarés, en général par l’amour, qui retrouvent la raison et la valeur des armes à l’issue de cette parenthèse qui a au moins permis au compositeur des scènes d’effets vocaux qui brisent le moule rigide de l’aria da capo pour un arioso expressif.
Avec la fin des grands castrats, les divas s’arrogent ces longues scènes effectistes, d’autant que, dès la fin du XVIII e siècle, la science s’intéresse au somnambulisme féminin, assimilé à la folie, les recherches culminant dans le premier tiers du XIX e avant de se poursuivre, dans le dernier, par celles sur l’hystérie de Charcot puis Freud. Du même Bellini, La Sonnambula (1831), ancre l’engouement pour les folles chantantes et vite la Malibran puis Jenny Lind succèdent à Giuditta Pasta, la créatrice du rôle, tandis d’autres prime donne fameuses voudront leur opéra à la folie. Ainsi, la Grisi créera I puritani du même compositeur (1834) avec sa scène de folie. Donizetti s’en fera une spécialité : il dramatise ou agrémente Ana Bolena (1830) d’un air de désespoir fou puis sa Maria Stuarda (1834) d’une scène de délire, remords ou folie, ces dames anglaises perdant la tête avant qu’on la leur coupe, précédant son écossaise Lucia de 1835. La criminelle Lady Macbeth de Verdi (1847) est somnambule et l’Ophélie d’Hamlet (1868) d’Ambroise Thomas est naturellement folle.
Bref, a voir ces héroïnes perdues dans leurs brumes, il semble que le nord frappe la raison de ces belles nordiques, qui le perdent facilement. Seule l’Imogène du Pirate est une fille du sud, une Sicilienne : elle perd la tête en perdant son mari tyrannique et son amant brutal qui a voulu tuer son fils, sur fond de guerres civiles.
Le drame lyrique de Bellini, inspiré d'un sombre drame britannique repris en France, est pour l’Italie ce que Der Freischütz (1821) de Weber fut pour l’Allemagne, le premier opéra romantique, mais avec la prédilection italienne pour la vocalité, au détriment d’un orchestre peu nourri, simple soutient des airs.
L’ouverture est longue, une tempête en mer qui est celle des cœurs, suivie d’un naufrage, des espoirs, des ambitions, qui sera aussi celui de l’esprit de l’héroïne : quoiqu’on en dise, on est encore dans l’esthétique baroque des affects, où la nature est miroir des âmes, même si le romantisme se pique « d’orages désirés ». La présence affolée des chœurs commentant le sinistre ne sera pas oubliée par le Verdi d’Otello.

La réalisation
Le rideau de scène figurait mer tempétueuse et rochers. Le rideau transparent, après un bel effet d’aquarium, s’ouvre sur une foule en cirés et farandole nocturne de parapluies contemporains et un canot pneumatique à moteur : on l’a compris, le metteur en scène Stephen Medcalf s’inscrit, dans cette accablante « modernisation » répétitive qui est la routine des scènes depuis un demi-siècle, l’académisme d’aujourd’hui. Non que cela gêne en quoi que ce soit l’action, située au XIII e siècle sicilien, époque des fameuses Vêpres siciliennes, qui n’a pas d’incidence notoire sur un drame réduit à de simples, et mêmes simplistes, conflits individuels, mais ce qui accable, c’est cette sempiternelle répétition d’un metteur en scène à l’autre, sans originalité, copie de copie, avec une nette complaisance pour les années 30 des fascismes européens, ici, mussolinien.
Ceci dit, le décor (Jamie Vartan), glacial palais prison à grilles métalliques, est beau ; les costumes de Katia Duflot, comme toujours, sont superbes (hormis un pantalon malséant pour l’héroïne) ; leur austérité noire, dans une sorte de frise, met en valeur visages et bustes clairs des femmes sculptés par les lumières magnifiquement expressives de Simon Corder. Un enterrement, un cercueil ouvert, d’où roule le corps, le cadavre du pirate pendu par les pieds, la tonalité sombre générale, connotent sans doute l’ambiance « gothique » de la pièce originelle anglaise mais soulèvent quelques rires.

Interprétation
Côté direction d’acteurs, les chanteurs masculins semblent abandonnés à leur nature : raideur guère expressive de Giuseppe Gipali, belle voix de ténor flexible mais sans grande nuance, trouvant quelques accents passionnés in extremis, mais pas assez pour sauver le personnage du héros Gualtiero. Son rival Ernesto, baryton naturellement, sommairement incarné par Fabio Maria Capitanucci, a cependant la faconde histrionique et trompettante de Mussolini, mais blessé d'amour. Seul Bruno Comparetti, ténor, met quelque subtilité dans Itulbo ainsi que le trop bref Ugo Guagliardo au beau timbre de basse.
Il reste donc les femmes : Murielle Oger-Tomao, au timbre chaud et large qui, dans le rôle secondaire de la suivante, arrive à faire montre de tempérament dramatique. Quant à Ángeles Blancas Gulín en Imogène, femme écrasée entre deux forces brutes masculines, victime révoltée ou consentante, vraie coupable ou culpabilisée par son masochisme, malgré quelques sonorités dures d’entrée, elle mérite à elle seule la résurrection de cette œuvre : grande voix égale, très large, ductile dans le déploiement du grand arc vocal dont elle brode les fioritures sans effort : c’est une tragédienne qui fait passer l’angoisse, la fièvre, la frénésie, et rend crédible cette folie finale esthétisée et stylisée par la beauté mélancolique du chant bellinien, éploré par le chœur et cœur compassionnels des femmes.
Les chœurs, effectivement nombreux, sont bien conduits par Pierre Iodice et le chef Fabrizio Maria Carminati, avec passion, joue le jeu de cet orchestre parfois mince pour sublimer en maître la conduite sublime du chant.

Photos : Christian Dresse

1. Tempête et naufrage;
2. Imogène et son tyrannique époux ;
3. Le tribun mussolinien;
4. Imogène et son terrible amant.




mardi, mars 03, 2009

MANON

MANON
Opéra-comique de Jules Massenet, Livret d’Henri Meilhac et Philippe Gille d’après L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l’Abbé Prévost Opéra d’Avignon, 22 février 2009

L’ouvrage
L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut est si forte qu’on oublie que ce récit n’est qu’un bref épisode des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité de l’Abbé Prévost. Cette « délicieuse catin » selon Diderot s’empare même seule du titre, Manon Lescaut, et après d’autres opéras, dont celui d’Auber (il n’en reste que la scène du « rire »), avec Massenet en 1884, devient tout simplement Manon au succès toujours jeune comme son héroïne que la mort fixe dans son éternelle jeunesse et beauté. On oublie aussi, quand on a lu l’ensemble de ces Mémoires, que le récit commence après le Traité des Pyrénées de la France avec l’Espagne… en 1659. Mais la tradition l’a fixé également à l’époque de son écriture, pratiquement le printemps que fut cette folle Régence joyeuse : après la pesanteur crépusculaire du règne finissant du Roi-Soleil, la France ruinée s’éveille dans le culte de l’argent facile, fermiers généraux follement riches, ses premiers spéculateurs du papier monnaie du système de Law : rien de nouveau aujourd’hui et pas plus la banqueroute et crise qui s’ensuivent. À la moralisation outrée des dévots et cagots favorisés par Madame de Maintenon succède un libertinage religieux et sexuel : religion du plaisir, de la jouissance immédiate.
Ce livre bref, qui condense toute cette époque, fit scandale, fut condamné et brûlé pour l’immoralisme tranquille de son héroïne. Il semble issu de notre époque avide de consommation, de plaisir, individualiste, hédoniste et pressée : deux jeunes gens se rencontrent, s’aiment, veulent tout et tout de suite, guère regardants sur les moyens. Manon que l’on amène au couvent car elle « aime trop le plaisir », n’a guère de peine à détourner le jeune Chevalier des Grieux: le garçon l’enlève, la fille se laisse enlever, ils partent pour Paris, rêve de Manon, n’écoutant que leur désir immédiat. Les deux tourtereaux vivront une rente de situation puis, sans rente, des charmes, auprès de riches rentiers, de Manon, qui n’hésite pas à sacrifier son amour à son plaisir. Le jeune homme reconquis, arraché à l’Église par la belle, deviendra même un ambigu gigolo. La fugue adolescente de départ finit en fuite tragique, scellant le destin de l’héroïne légère qui trouvait « amusant de s’amuser toute une vie », rêvait de mourir « dans un éclat de rire » et meurt déportée en Louisiane, suivie par des Grieux, dans un désert.
Le livret de l’opéra, qui innocente Manon de l’enlèvement de son aimé, qui fait de Lescaut son cousin et non son frère entremetteur, qui gomme la complaisance de des Grieux qui ferme les yeux dans le roman sur l’inconduite rentable de sa dulcinée, qui n’hésite pas à tricher au jeu, à tuer par jalousie, même édulcoré par le moralisme bourgeois du XIXe siècle, demeure d’une grande force : celle d’un plaisir qui renverse toutes les valeurs, morale, famille, honneur, classes sociales, celle de la passion plus forte que les barrières et la répression sociale.

La réalisation
Un cadre de scène rococo, à motif rocaille, gris, circonscrit un décor (Emmanuelle Favre) concave: deux bras ouverts pour enlacer ou la gueule d’une pince à broyer. C’est un théâtre ou un cirque à deux niveaux : deux mondes superposés, les voyeurs du bonheur d’autrui et les viveurs, ceux qui vivent, ceux qui survivent, ceux qui jouent et jouissent et ceux qui regardent, grisaille du peuple et des bourgeois et coloris joyeux, soyeux, somptueux, taffetas moirés des libertins (Katia Duflot), la légèreté aristocratique et la pesanteur de la matière populaire.
Le même dispositif en deux plans, avec escaliers élégants à balustres et galeries permettra d’étager les spectateurs du spectacle dans le spectacle de la scène du Cours-la-Reine comme dans les plafonds nébuleux de Tiépolo avec ses frises de têtes curieuses penchées sur le théâtre du monde d’en bas et sa frivole danse (Éric Bélaud). Société alternant la grisaille de Greuze pour les gens du peuple (lassitude du réveil de la servante) et les roses pastels rougissant de plaisir de Fragonard, Boucher. Le lit de l’acte II sera aussi théâtralisé avec les rideaux de ses baldaquins, dans le goût de la peinture et des estampes galantes du XVIIIe siècle. Couleurs, costumes, décor, tout concourt intelligemment à faire sens, à individualiser la foule dans une agitation réglée ; il y a des saynètes multiples dans la scène globale : mendiants rebutés, couple disputé, jalousie (le cycle de l’amour qui affecte aussi chacun), voyageurs, vendeurs, mépris des grands, servilité obligatoire des petits. On sent toute l’attention de Nadine Duffaut, qui signe la mise en scène, non seulement envers ses héros mais aussi sa tendresse envers le menu peuple sur le dos duquel repose cette outrancière prospérité, ce « bling-bling » d’époque, bien que de meilleur goût, éclairé de lumières heureuses ou cruelles, chaudes ou glaciales (Marc Delamézière).
Le jeu d’acteur est tout aussi subtil : Manon, d’entrée, toute extravertie, buvant le monde de ses regards avant d’en être l’objet, grisée dans ses vêtements gris de nonnain, grisante au sommet de sa gloire. Autre signature de Nadine Duffaut, de Traviata à Carmen, les rapports des femmes entre elles, ici teintés de rivalité de favorites mais toujours liées par une solidarité face au monde des hommes prédateurs, se laissant capter sans être captives. Dans cette réussite par ces trois dames qui mènent la scène, costumes, direction et décor, le grand lustre effondré de la fin étonne ou détonne dans l’ensemble historique réaliste de cet opéra.

L’interprétation
Patrizia Ciofi, c’est cette grande dame du chant international qui, loin de cultiver ses succès, prend le risque de prises de rôles, il y a peu, à Avignon, Leïla des Pêcheurs de perles et, aujourd’hui, Manon, qui nécessite vélocité et agilité dans l’air virtuose du II mais aussi un solide médium dramatique dans la scène de Saint-Sulpice. Même si la voix accuse une certaine fatigue dans l’air du Cours-la-Reine, chez cette grande artiste, on l’éprouve comme un charme touchant de plus d’une héroïne qui n’est « que faiblesse et que fragilité », humaine en somme, faillible. Mais la rondeur boisée, le miel musical de son timbre, son art des nuances, des couleurs, son jeu convainquant de bout en bout, tour à tour mutine, câline, coquine, sincère, mouvante et émouvante, en font une Manon d’exception. À ses côtés, Caroline Mutel (Poussette) Sophie Haudebourg (Javotte) et Clémentine Margaine (prise de rôle de Rosette) sont aussi le contrepoint bien chantant de trois Dames de la Nuit et du jour, des belles Kleenex promises sans doute à l’exemplaire sort funeste de leur sœur en charmes.
Prenant aussi le rôle, du héros malheureux, Florian Laconi s’y révèle, tout aussi exceptionnellement : jeunesse du physique et du timbre argenté, d’une voix solide et ardente, il est digne de son illustre partenaire en jeu et chant et leur duo est bouleversant autant qu’ils sont bouleversés aux ovations méritées de la salle. Marc Barrard, quel que soit son rôle, est toujours étonnamment exact, en adéquation parfaite avec son personnage en voix (superbe) et jeu : en Lescaut, il a une humanité généreuse et distanciée, pleine d’humour et même d’amour, qui n’est pas celle du soudard cynique que l’on voit trop souvent. Marcel Vanaud prête une belle voix sombre au père noble mais ironique, puis blessé, qui se défie des vapeurs religieuses de son fils. Christoph Mortagne a la morgue venimeuse et décadente de Guillot et Sergeï Stilmachenko, qui pend aussi le rôle de de Brétigny est son digne comparse et rival, tandis que Xavier Seince, issu des chœurs parfaitement menés (Aurore Marchand), campe un crédible hôtelier. On admire la beauté de la diction française de tous les interprètes et on salue en Vincent Barthe, baguette peut-être un peu lourde au début, mais vite vive, élégante et dramatique dans cette partition qui fait la part belle à l’orchestre : fosse et scène à l’unisson d’un triomphe mérité.

Photos : Cédric Delestrade.
1. Des Grieux écrivant à son père et Manon ;
2. Le goût de l'argent ;
3. Manon à Saint-Sulpice: sincérité ou vanité?


lundi, mars 02, 2009

ENSEMBLE TÉLÉMAQUE

PORTRAITS COMPOSÉS
Schœnberg en regard de la jeune génération
Ensemble Télémaque
17 février, Bibliothèque départementale Gaston Defferre

Il y a de quoi s’étonner ou être choqué : l’Ensemble Télémaque, qui fait rayonner la musique contemporaine et le nom de Marseille bien loin de son ingrate cité, n’a droit de cité qu’en quelques lieux qui veulent bien s’ouvrir à lui, condamné à l’errance faute de lieu fixe pourtant nécessaire à son remarquable travail. C’est la Bibliothèque départementale Gaston Defferre qui eut l’heureuse idée de recevoir ses « Portraits composés », dont le dernier était la mise en regard de trois compositeurs d’aujourd’hui et d’Arnold Schönberg (graphie germanique), commentée en exemples instrumentaux vivants par le chef de l’ensemble Raoul Lay.
Implacable et impeccable dans la direction de ces musiques délicates qui risquent la dispersion et le chaos à la moindre défaillance, au plus minime écart de la vigilance, bref, souple et précis dans sa direction, Raoul Lay, compositeur par ailleurs, a l’art subtil de l’explication musicologique la plus complexe qu’il met tout simplement à la portée de l’amateur curieux de la musique de son temps : un geste et ses instrumentistes exécutent un exemple; d’un sourire, il dénoue un problème apparemment enchevêtré : c’est un régal d’analyse succincte et éclairante, sans lourde démagogie pédagogique, avant d’entrer en plein dans des œuvres parfois difficiles dont il nous a balisé l’accès.

François Narboni (1963) : Le Plérôme des éons
En sa présence, c’est sa version révisée en 2004 de sa pièce pour flûte, clarinette, piano, violon et violoncelle, Le Plérôme des éons de 1998, qui sera donnée. Le titre issu de la tradition gnostique méritait peut-être une explication du compositeur, référant sans doute à la plénitude céleste, somme des éons ou étapes de temps éternel nécessaires au parcours de l’homme pour atteindre son zénith ou l’Être suprême. Un bruit pulsé comme un pneuma originel, un indistinct frottement ou feulement feutré de cordes, puis un tourbillon d’accords et d’intervalles infinitésimaux, de démultiplications rythmiques : grouillement déguinglé qui donne le sentiment, la sensation, dans un transfert de l’oreille à l’œil, de l’audible au visible, du divisionnisme, du pointillisme en peinture qui serait devenu un scintillement musical.
François Narboni (1961) : Night music, op. 73.
Cette œuvre pour clarinette et violoncelle de 2001 a quelque chose de verlainien, me fait penser au « Colloque sentimental », dernier poème des Fêtes galantes, dialogue entre deux formes, deux spectres « dans le parc solitaire et glacé » qui évoquent un passé mort. Les titres des parties, les indication de tempi des morceaux sont significatifs d’un climat pesant, nocturne et morbide : « Elegy (lento lugubre) » ; le « scherzo », jeu joyeux, devient sombre fête : « misterioso, lentissimo funebre, misterioso » et même la berceuse, « Lullaby » est scandée tristement de lente et dolente désolation: « Adagio mesto- Molto lento e desolato ». Les deux instruments, comme deux voix, baryton et mezzo, créent une brume sonore, voile sombre et fatal de deuil et de mélancolie sur la basse du « ground » du violoncelle, s’estompant parfois dans un silence inquiétant. Les pizzicati décharnés des cordes sur les grincements de la clarinette tiennent de la danse macabre. Deux plaintes : du violoncelle plus obsédé qu’obstiné et de la clarinette lancinante, tenue qui s’exténue, s’atténue dans l’expiration du souffle. Expressionnisme impressionnant.

Tristan Murail (1947) : Treize couleurs du soleil couchant
Impressionnisme par contre, dirait-on de cette œuvre fameuse de l’aîné de ces compositeurs vivants, pour flûte, clarinette, piano, violon et violoncelle : treize sections enchaînées ou enchâssées peignant, pour les oreilles une couleur du couchant. Lent archet, souffle, vapeur de flûte, friselis, vibrations, frémissements : du médium coloré, la palette s’éclaire et resserre en écarts dans le fracas d’un aigu lumineux et descend, s’étend en larges intervalles, se pose dans le grave grondant, palette généreuse, vaste arc-en-ciel de couleurs intenses ou délicates, une fête de couleurs, de timbres.
Et, naturellement, on pense ici à l’ancêtre peintre et musicien qui résumait, rappelons-le, sa conception picturale et musicale par sa formule de la klangfarbenmelodie, la mélodie de couleurs de timbres.

Arnold Schönberg : Symphonie de chambre op. 9
Le disciple Webern avait réduit en 1923 la symphonie déjà réduite de Schönberg (1906) pour flûte, clarinette, piano, violon et violoncelle, l’effectif du Pierrot lunaire (1912). C’est ici, du Schönberg avant Schönberg, avant le Schönberg dodécaphonique et sériel. Cependant, tout Schönberg est là en germe : forme brisée du canon symphonique mais centré sur une mélodie modulante élargissant tellement la tonalité qu’elle frôle et frise l’atonalité. Encore post-romantique, la symphonie frissonne de timbres fiévreux, alterne plages de calme et fulgurances paroxystiques dans des éclats, des éclairs, des éclatements qui en font un verige de couleurs de timbres sensible aux oreilles et aux yeux : musique visible, peinture audible dans une voluptueuse et savoureuse dégustation.

Ensemble Télémaque :
Flûte, Charlotte Campana ; Clarinette : Linda Amrani ; Piano, Hubert Reynouard ; violon, Yann Le Roux-Sèdes ; violoncelle, Guillaume Rabier. Direction, Raoul Lay.

Photos : © Agnès Mellon

Christine Lecoin

LE CHARME AU BOUT DES DOIGTS
Récital de clavecin: Christine Lecoin interprète Couperin,

Marseille, Urban Gallery, 7 février

Notre région a de la chance avec le clavecin : plusieurs grands interprètes y demeurent et nous régalent sur place de leurs concerts comme ils ont rayonné et rayonnent nationalement et internationalement : Jean-Marc Aymes, Natalia Cherachova, Jean-Paul Serra et Christine Lecoin. Cette dernière apporte aujourd’hui sa touche et son toucher aux passionnantes Petites histoires de claviers que J.-Paul Serra, dans le cadre de son Ensemble Baroques-Graffiti, conte et raconte au fil des mois. Cela a lieu au sein de l’Urban Gallery, vilaine appellation english d’une somptueuse demeure typiquement marseillaise, disons de ces hôtels particuliers que la prudente bourgeoisie de Marseille, à l’apogée de sa puissance, entre les XIX e et XX e siècles, se faisait construire dans le quartier Longchamp-Libération, ombragé d’arbres, alors en périphérie discrète du centre de la ville. Une façade belle mais sans faste ostentatoire, un vaste vestibule et l’on tombe dans un confortable salon, moulures et frises en stuc néo-rococo, cheminée de marbre et glace en trumeau au-dessus, éclairé d’une lumineuse suspension, donnant sur un jardin secret : cadre rêvé pour un concert intime retrouvant les confidences musicales d’antan pour un cercle privé et privilégié d’amis. Mais, débordé par le succès, il faut vite ouvrir l’autre salon attenant et trouver des sièges de fortune, ou n’en trouver pas pour caser la nombreuse qui se presse à ce récital.
Du fond, on entendra mal les explications que donne la claveciniste sur les pièces de son programme, et je dois à sa gracieuse amabilité les précieuses précisions suivantes. On connaît la méticulosité de Couperin (1688-1733), priant les interprètes, dans les préfaces de ses quatre livres de clavecin (1713, 1722, 1730) de respecter à la lettre ses partitions, sans ajout ni omission, et dans L'art de toucher le clavecin (1717), c’est pratiquement, en professeur, qu’il expose une méthode pratique de jeu, position du corps, des doigts, et, surtout, la manière de réaliser les d’agréments.
Et c’est dans ce respect de la lettre, cette allégeance au compositeur que Christine Lecoin, avec son clavecin copie d’époque de Blanchet, trouve sa paradoxale liberté, nous promenant capricieusement à travers ses Ordres, alternant morceaux tendres et allègres, délicieuses vignettes musicales, tableautins harmonieux (Les Moissonneurs, Les Bergeries) ou portraits psychologiques (La Visionnaire, La Ténébreuse, La Lugubre, La Voluptueuse) ou catalogue plaisant d’objets dans un style plaisamment représentatif (Le Tic-toc, Le Réveille-matin), etc, sans oublier une adorable cantilène de berceuse. On retrouve le goût baroque pour les danses européennes assimilées, telle l’allemande ou les hispaniques chaconne, passacaille, sarabande et autre canaris et, propre à Couperin, ses révélatrices indications de tempo et de caractère : « Gravement, noblement, gaiement, naïvement, vivement, tendrement, légèrement… » : toute l'esthétique du plaisir d'une époque délaissant les fastes morbides du Versailles crépusculaire de Louis XIV, pour Les idées heureuses d'une Régence délivrée de ce poids. Subtile palette de nuances pastel pour un instruments faussement réputé pour n’en avoir pas, bien de son époque rococo se plaisant aux trompe-l’œil et jouant aussi de l’illusion d’oreille, délicat artifice mousseux, évanescentes couleurs comme cette poussière lumineuse au-dessus des cascades légères, captant le fugace mirage des diaprures des arcs-en-ciel dont Christine Lecoin déploie en fée l’éventail éthéré.


Photo : Christine Lecoin.



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