Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

jeudi, juin 28, 2007

Mmm…

Mmm…
Stravinsky Project Part 2
Festival de Marseille

Mmm… comme une moue dubitative (« Bored », « angry » ?, ‘Vous vous ennuyez’, ‘vous êtes en colère’ ?) affichaient malicieusement des projections au cours du spectacle. Pour moi, plutôt Mmm… comme onomatopée de plaisir gustatif d’un spectacle savoureux (« wow ! ») dont les assaisonnements rockeux sur classiqueux font saliver les gourmets point trop gourmés : l’extravagance, l’extravadanse britannique d’aujourd’hui sur l’humour british de toujours : « le clash du punk et la classe du classique » comme je l’écrivais après Stravinsky Project Part 1 (voir Revue marseillaise du Théâtre, N° 18) dont, en attendant le 3, Michael Clark, offrait la primeur française du deuxième volet de sa trilogie, Stravinsky Project Part 2.

Épure de la ligne
La première partie est une reprise, variée dans les figures, du Stravinsky Project Part 1 de l’an dernier : même simple décor blanc et noir, six portes coulissantes au fond à miroirs intérieurs, sol de scène à la géométrique rigueur, style Op’ Art, l'art optique, jeu optique d’une frise noire à angles droits sur fond blanc, binarisme chromatique cher à Vasarely entre autres, très années 70. C’est le cadre d’un onirique univers d’une fiction qui pourrait être Star Trek à voir ces créatures aux costumes bizarres (M. Clark et Stevie Stewart) : devant clair, arrière noir sur toute la médiane latérale du corps qui, sur le fond sombre où se détachent les danseurs gommant la partie noire et mettant en lumière la partie claire, coupe, affûte la ligne déjà longiligne des silhouettes : ventre et dos contrastés, d’anguleuses hirondelles, d’insolites insectes ou créatures extra-terrestres androgynes, étranges et étrangères les unes aux autres, autonomes automates casqués d’un bonnet noir, torse bombé, très cambré en flexion arrière dans un allongement balanchinien extrême, …
Sur la rigueur d’épure géométrique blanche et noire du sol, comme une basse stable en musique, ces atypiques danseurs, dont une géante interprète, s’étagent en hauteur en jeu de perspective de fuite, font des variations, angles aigus d’équilibres sur jambe, mais surtout nœuds de lignes sinueuses, souples jusqu’à la torsion, la contorsion, rêve de forme maniériste serpentinata comme eût dit Michel-Ange, montrant à la fois tous les côtés d’un même membre, d’un corps, devant et derrière à la fois, distorsions limites qui jouent et déjouent les implacables angles droits du sol dans un enjouement espiègle, plein d’humour, souligné par la raideur sans sourire et aux regards d’ailleurs des physionomies. Un clin d’œil à la Joconde, à la Liz Taylor de Warhol sont autant de signes d’une esthétique qui se situe dans le temps tout en étant d’aujourd’hui. La violente scansion rythmique électrisante et toute la verve inventive des musiques fétiches de Clark, les Sex pistols, semble le seul rapport sensible immédiatement avec Le Sacre du printemps de Stravinsky, en deuxième partie.

Sacré, consacré
Tout chorégraphe se projette dans le mythique Sacre, sacralisé par le vide documentaire, de Nijinski, sur la musique d’un Stravinsky (qui le désavoua) après le scandale de 1913. Nous en aurons ici l’analytique et passionnante version pour deux pianos (jouée en direct par les excellents Philip Moore et Huw Watkins). Mêmes sources et ressources classiques ici pour un vrai langage personnel, avec ses claudications humoristiques. Avec belle humeur et son humour décalé mais, finalement bon enfant, Clark nous en offre sa version gentiment provocante : maillots troués au bon ou mauvais endroit, du sexe, inversion des signes sexuels du costume, danseurs en jupe et danseuses en veste masculine, générales jupettes plastoc très Mary Quant d’un kitsch très anglais du Londres fou des années 60 ; encore un clin d’œil à Duchamp (précurseur aussi de l’Op’Art) et à son fameux urinoir avec cette grande et extraordinaire danseuse torse engoncé dans une cuvette WC dont la lunette noire lui est un beau collier et l’abattant une superbe auréole. On n’oublie pas le Nijinski du Faune avec ses célèbres mains en à plat, des rondes presque enfantines d’une fluidité gracieuse en leurs enchaînements de bras ; les beaux maillots fleuris nous situent dans un printemps idyllique presque de Botticelli et la belle nudité à l’innocence première d’un Éden perdu avec la touche, faussement pudique, de ces boas cache-sexe. Mais, la terrible danse de l’Élue, qui paraît, cheveux plaqués et moustache à la Hitler, avec un levé de jambe ébauche du pas de l’oie nazi, malgré sa poitrine nue, plus rigide que fragile, dans ses extraordinaires et acrobatiquement virtuoses démembrements et contorsions, entortillements et torse torturé de suppliciée, renvoient à un autre signe qui s’éclaire peut-être : tous les danseurs portaient une calotte sur le sommet du crâne : une kipa juive ? Oui, le Sacre, avec un sacrifice rituel, est toujours un massacre. Le tee shirt avec lequel Michael Clark répond aux saluts, arbore les deux doigts de Churchill en V de la Victoire semble dire en souriant : seul l’Art nous sauve de la barbarie. Et l’on est content de ce message glissé avec légèreté : il y a tant de gens qui œuvrent sérieusement des œuvres dérisoires que l’on se sent en heureuse complicité avec un créateur qui dit joyeusement des choses sérieuses.
27 juin



Photos © Hugo Glendinning , légendes B. P. :
1. Ligne "serpentinata";
2. Espoir printanier de l'Art ;
3. Torse, torsion, contorsion : torture?

dimanche, juin 24, 2007

Nederlands Dans Theater , Festival de Marseille

ENTRE CIEL ET TERRE…
Le NDT au Festival de Marseille

Après avoir reçu le Nederlands Dans Theater II et le III avec ses magnifiques danseurs vétérans, le Festival de Marseille recevait le NDT I et ses vingt-quatre danseurs de diverses origines, pour deux pièces de son mythique chorégraphe et longtemps directeur tchèque Jiri Kylian, Wings of Wax (‘Ailes de cire’), et Falling Angels (‘anges tombés, ‘anges déchus’), suivi, servi par l’ensemble de la troupe, de The second person de la Canadienne Crystal Pite. Après le baptême poétique et aquatique de Water proof, l’épreuve de l’air, de la terre pour le Festival.

La pesanteur et la grâce
En facteur commun aux trois œuvres, outre les danseurs, une thématique puissante, à la fois physique et métaphysique : l’Homme, sa grandeur et sa misère, tête dans les étoiles et pieds dans la fange, ses rêves d’envol et l’inéluctable poids de sa matière qui le ramène et le cloue à la terre dont il est issu ; l’Homme, du vol à la chute, la pesanteur et la grâce. La danse, sublimation du mouvement, tendue vers l’envol aérien mais par la tension matérielle du muscle, vouée au vol mais condamnée à la chute, toute de légèreté classique et de plus terrestre modernité, est l’art, visible et tangible, sensible, qui concrétise au mieux cette contradiction de notre nature humaine, cette nostalgie d’un ciel perdu ou le sentiment de cette grandeur qu’on ne cesse de vouloir retrouver par les dépassements de la fatalité des limites physiques. Grandeur de l’homme ici-bas, imagée dans l’albatros de Baudelaire :

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher,

ou misère imaginée par Lamartine :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.

Wings of Wax, ces « ailes de cire » et aussi du désir, renvoyaient explicitement, mais sans simpliste anecdote, au rêve archétypal d’Icare, symbole du désir d’élévation, d’évasion humaine des contingences terrestres : pour échapper au labyrinthe de son père Dédale, il endosse, met sur son dos, des ailes liées par de la cire qui fondra au contact du soleil, et il paiera son audace de sa chute.
Une musique à structure répétitive : 1) la noble passacaille du baroque Biber sur une basse obstinée, qui varie toute les huit mesures ; 3) les cordes de la musique répétitive de Phil Glass, 4) une variation Goldberg de Bach, avec, entre 1 et 3, quelques rondes touches du piano « arrangé » ou « préparé » de Cage sur des notes carrées de lumière sur lesquelles se posent les danseuses, décomposant les mouvements avec des ralentis saccadés de vieille caméra de cinématographe débutant. Ombre au début et retour d’ombre de la fin : entre les deux, maillots sombres sur fond noir, clair-obscur à la Rembrandt ; la pénombre lumineuse de cette géométrie de la ligne des corps démentie par la souplesse d’arrondis, de glissandi dans les enchaînements, de syncopes, fouets, fouettés, des coups d’archet, vibrations, vibratos de la vibrante chair.
On reste ébloui par la précision des ensembles alliée au sens du détail, de la micro à la macro structure, du tutti aux duos ou solos, sans parasitage de l’un par l’autre, toujours d’une grande, lisible, évidente beauté. Et, dans l’architecture précise des figures globales, des figures dans la figure : claquements, battements vif des mains, battues d’une jambe, brisés, tremblés d’une tête, expressions d’une bouche, autant d’infimes et véloces variations internes, d’ornementations, dirait-on en chant, dans le respect le plus amoureux de cette musique, de sa rigoureuse rythmique, éternel retour de la répétition comme le sempiternel rêve d’essor d’Icare dans ces pas enlevés, les sauts, le vol de ces bras, finissant dans l’étreinte amoureuse dans la lumière éteinte : suprême et terrestre envol de l’amour, le seul.

Falling Angels est rigoureusement construit sur les percussions obsessives, jouées en direct, de l’autre grand maître américain de la musique répétitive, Steve Reich, implacable martèlement, scansion accélérant la pulsation frénétique jusqu’à la transe aux couleurs africaines de ces huit danseuses, anges tombés des cieux, anges déchus, résignés et englués à la terre, qu’ils occupent en rampant, en nageant, ou debout, penchés, attirés par le sol, dans des ralentis de rêve ou cauchemar de leurs mouvements schématiques aux lignes sèches, anguleuses, comme un essor et des ailes brisés. Étirement du maillot comme une grossesse ou un grossissement : tout se joue ici-bas avec un renoncement à l’envol.

The second person de Crystal Pite, ‘la seconde personne’ : l’autre personne, l’autre moi, ce «Je est un autre » de l’aliénation au sens strict du terme ? Sans musique autre qu’une bande son, vent, bruits divers, battements de cœur amplifiés, parfois une ébauche de mélodie, mais une voix off de femme qui semble prêter sa parole à une marionnette d’homme devant un micro, détaillant ou déconstruisant en anglais, objectivement, des parties du corps comme on décrit un objet (« Voici tes mains », « ton cou », etc, « ton image », « Voici ton image en train de tomber », « sous une autre lumière ») a aussi une structure répétitive où l’individuel se répète et se dilue dans la mécanique anonyme du collectif.
Lavis nébuleux d’encre de Chine de gris, grisaille, noir : sur fond de nuages confus, une brumeuse perspective de ville vague enfumée ; lumière sinistre sur une armée bien rangée d’hommes et femmes d’affaires sans doute, costume anthracite, chemise et cravate grises, lunettes noires et raideur d’automates du monde moderne : unanimité de fourmilière humaine et parfois désordres déglingués d’asphalt jungle, veste tombée, duels plus que duos, combats mortels qui laissent sur le sol des victimes terrassées. La marionnette, animée par divers manipulateurs, manipule à distance tel ou tel danseur, saccadé, désarticulé par des fils invisibles et l’histoire se répète, du singulier soliste au pluriel collectif de la troupe qui manipule une autre marionnette de femme. Ici, la répétition l’est un peu trop et souligne une démonstration qui allonge peut-être inutilement le propos, assez fort sans cela.
Il n’y a plus de méandres, plus de rondeurs mais les angles aigus et cruels d’un monde impitoyable : l’humain est réduit à ras du sol, ayant apparemment abdiqué les rêves de grandeur, d’élévation. Réduit à la matière, sinon grise, grisâtre, au matériel. S’il n’y avait cette superbe image finale de cet émouvant et mouvant magmas de corps, articulés et mus par les coudes, où la marionnette humaine pathétique, prise dans les filets de la masse, devient comme un lumineux moteur ou figure de proue humaine d’un mouvement collectif flottant en apesanteur. Libéré de la terre et ses horreurs?
23 juin

Photos Joris-Jan Bos :
1 et 2 : Falling angels;
3 : The second person.

On peut consulter un panorama du Festival de Marseille 2007 et de ses lieux à la rubrique "danse" (cliquer), article du 23 mai 2007.









mardi, juin 12, 2007

"Die Walküre", Opéra de Marseille

La Walkyrie embrase l’Opéra
Marseille

Humain, trop humain
Comme dirait Nietzsche, qui avait une haine admirative de Wagner. Si les hommes sont complexes, que dire des dieux et de cette œuvre compliquée qui mêle les uns aux autres dans une tétralogie, c’est-à-dire quatre opéras différents pour un seul ouvrage grandiose composé en près de 25 ans, Der Ring des Nibelungen, L’Anneau des Nibelungs, communément appelé le Ring ou la Tétralogie? Die Walküre, la Walkyrie (1870), est le second volet du tout si l’on regarde l’ensemble quadripartite, ou la première journée si Das Rheingold, L’Or du Rhin, le premier des opéras, est considéré comme un Prologue global.

L’œuvre
Wagner, pour son immense et souvent admirable poème (L’Or du Rhin est littéralement et littérairement éblouissant par les trouvailles poétiques, le jeu des sonorités) s’invente pratiquement une langue et crée sa mythologie à partir de sources diverses : mythologie et légendes nordiques, contes de fées, avec leurs nains, leurs géants, leurs dragons, etc, mais, sous l’habillage germanique et ses noms, l’emprunt à la mythologie méditerranéenne, gréco-latine, est flagrant : Wotan, le Dieu des dieux, c’est Zeus ou Jupiter, volage coureur de jupons terrestres, jouant de la donjuanesque métamorphose pour séduire les mortelles, toujours poursuivi par la rageuse jalousie de Fricka (Junon ou Héra), son épouse légitime, gardienne du foyer, de la fidélité ; Loge, ici dieu du feu, tient du volatile Mercure ou Hermès, les walkyries tiennent des amazones, vierges guerrières, et les fruits de Freia sont un souvenir des fruits d’or de la jeunesse du jardin des Hespérides.
Cependant, de toutes ces sources hétérogènes, Wagner fait création personnelle et apporte une dimension psychologique profonde à des dieux aux desseins guère impénétrables tant leur humanité trouve d’échos en nous. Et surtout Wotan, ce dieu aux désirs dramatiquement humains, amour et puissance symbolisée par l’anneau maléfique de l’or, un dieu envers qui les hommes sont moins débiteurs qu’il ne l’est à leur égard : le Créateur a tellement de dettes envers ses créatures que sa divinité va en être érodée, rabotée et chaque bribe qu’il en abandonne est comme la brindille, le branchage, l’arbre, la forêt qui s’accumule au pied de son Walhalla, l’orgueilleux palais de sa puissance dont l’embrasement final, par sa propre fille, amènera ce Götterdammerung, le Crépuscule des dieux qui clôt l’œuvre, et, ouvre peut-être l’avènement d’un amour purifié sur terre.
Dans la Walkyrie, Wotan, ligoté par ses traités, peut cependant encore espérer récupérer sur les forces du mal l’anneau d’or de la toute-puissance par personne interposée, un fils engendré par lui avec une mortelle, Sigmund. Mais celui-ci, retrouvant et arrachant sa sœur jumelle Sieglinde à son époux Hunding, commettant l’inceste, sera voué à la mort par Fricka, gardienne des liens du mariage, malgré l’intercession de Brünnhilde, la Walkyrie que son père condamne à la déchéance divine.

La réalisation
Faisant force de la faiblesse de moyens, Charles Roubaud, qui n’en est pas à son premier essai wagnérien, réussit un coup de maître, secondé par une sobre mais efficace scénographie de Michel Hamon, des lumières dramatiques de Marc Delamézière et, surtout, par des projections vidéo poétiques réalisées par Gilles Papain, le tout intégré à l’action (action psychologique la plupart du temps), réduit à une épure symbolique, esthétique européenne de l’époque de l’œuvre, qui a le mérite d’évacuer l’encombrant bric à brac de bric et broc du kitsch hétéroclite de Wagner. De Katia Duflot, on aura aimé les vastes jupes grises et l’évocation de cotte de maille des Walkyries, la coiffure guerrière et l’espiègle chignon de Brünnhilde, le chapeau, la robe d’acier de souple humanité de Fricka mais l’on doit regretter que le vêtement de Wotan manque de majesté même pour un dieu à la dérive, quant à Hunding, ses pantalons, bretelles et veste sur l’épaule, concession à tout ce qui se voit partout depuis plus de 30 ans, en font plus un rustique bûcheron de la Forêt Noire qu’un redoutable guerrier.
Monstrueuse herse, d’immenses lames tombantes des cintres figurent une symbolique et menaçante forêt lorsque s’y projette en plan le tronc scié d’un arbre, étoilé, rayonnant à partir de son cœur, Frêne du monde de la lance de Wotan, mais tronqué, coupé : condamné d’avance. L’épée Notung sera évoquée par un rayon, comme le laser de la lance rouge verticale de Wotan, qui tombe à terre. Image d’une grandiose et tendre poésie, c’est la Walkyrie en ange de la mort, colossale projection vivante entre Victoire de Samothrace et Printemps de Botticelli ou bas-relief, grisaille animée, jupe volant au vent, contemplant de sa divinité d’abord impassible l’humanité souffrante à ses pieds de déesse, puis son visage mobile exprimant toute l’émotion du monde face à l’amour de Sigmund et Sieglinde et au refus de la suivre du héros condamné à mort. L’image colossale diminue jusqu’à ce qu’elle se réduise, comme par enchantement, au corps désormais humanisé de la vierge guerrière compatissante et complice de la révolte de l’homme contre le décret du dieu. La scéniquement redoutable chevauchée de walkyries est traitée avec un égal bonheur : un cheval des brumes et nuées, une chevauchée fantastique de rêve ou cauchemar gris avec l’affolement des vierges guerrières, chargées de ramener,le corps des héros morts au combat, mais ici effrayée par l'arrivée du dieu irrité comme des goélands dans la tempête. L’embrasement final du rocher où repose Brünnhilde est fascinant au sens étymologique du mot.

L’interprétation
Réussite scénique indubitable mais redoublée par le travail si délicat d’acteur, véritable gageure dans cet opéra pratiquement statique, longs échanges de monologues au redoutables contrepoints pour le chanteur qui écoute l'autre en silence, "tunnels" dramatiques si la musique et le chant ne les faisaient admirablement vivre de l’intérieur quand on a de grands interprètes.
C’est le cas ici à l’exception d’un vocalement admirable helden tenor, un ténor héroïque, à la voix d’airain qui sait se faire miel dans l’amour, Torsten Kerl, mais un peu raide scéniquement face à la vibrante, fiévreuse Sieglinde de Gabriele Fontana, bouleversante de passion : beauté du geste de femme, magnifique et humble, apportant de l’eau dans ses mains pour le fugitif malheureux sur le solo du violoncelle aux motifs de la lassitude et de la commisération. Entre ces deux êtres lumineux, le Hunding d’Artur Korn a les ténèbres dans la voix. En souple robe de métal argenté, Sally Burgess, fragile Fricka grise, grince, frissonne, récrimine son indignation d’épouse outragée plaidant la fidélité face à son dieu d’époux, mari marri, confus comme un renard qu’une poule aurait pris : la lance qui tombe signe la mort de Siegmund, souligne la défaite du dieu. Wotan d’exception, Albert Dohmen, graves caverneux somptueux et aigus parfois humainement fatigués, passant d’un parlando qui se moule souplement au texte de son récit explicatif aet s'élève au tonnerre de la menace, est ce dieu fatigué de la divinité qui nous fait nous demander si, cédant à la fatalité prédite par Erda, il ne s’abandonne pas déjà à son inéluctable crépuscule. Sa fille préférée, Brünnhilde, qui est sa volonté et la tendre part de son moi, est Janice Baird, belle d’allure, à la voix d’acier trempé, triomphant des notes aiguës tenues, active et attentive au long monologue de son père aimé, attendrissante dans son plaidoyer pour sa révolte, touchante dans sa soumission : une Walkyrie d’anthologie.
En troupe joyeuse puis effrayée des walkyries, auprès de Jialin-marie Zhang, d’Anne Salvan, de Valérie Marestin, on reconnaît Sandrine Eyglier et nos amies du CNIPAL ancienne ou nouvelles, Svetlana Lifar, Lucie Roche et Miahela Komocar.
On a peur, au début à l’ouverture, du tempo lancinant mais lent, de la sourdine donnée à l’orage par Friedrich Pleyer. Mais ce sourd grondement menaçant, cette lenteur de la longue scène entre Siegmund et Sieglinde est d’une grande expressivité qui ménage la fièvre montante et culmine dans la montée de la scène finale de l'acte 1, l’exaltation de l’amour et le paroxysme orgasmique de la fuite des frères amants.
Pour les derniers feux de la saison, un spectacle qui nous a tous enflammés.
25 mai

Photos Christian Dresse :
1. Sigmund et Sieglined ;
2. Les walkyries affolées par la colère de Wotan ;
3. Brünnhilde aux pieds de son père Wotan.

lundi, juin 11, 2007

Mignon, Avignon

MIGNON
Opéra-comique d’Ambroise Thomas,
Livret de J. Barbier et M. Carré d’après
Les Années d'apprentissage de Wilhem Meister de Goethe

L’œuvre
Goethe mit près de vingt ans, de 1777 à 1796, pour écrire ce bildungsroman, roman d’apprentissage : le jeune et riche Wilhelm Meister, comme tels héros de L’illusion comique de Corneille ou du Roman comique de Scarron, se fait engager par une troupe itinérante d’acteurs et découvre grâce à eux le Grand Théâtre du Monde, se découvre et y découvre la vie à travers ses expériences formatrices, dont l’amour. L’épisode de Mignon, personnage mystérieux et ambigu de fille travestie en homme, enlevée enfant à un passé dont elle n’a que de vagues réminiscences, n’y est pas central. Mais les poèmes que Goethe consacre à Mignon, dont celui, qui commence par ce vers fameux, « Kennst du das land wo die Zitronen blühen… » (‘Connais-tu le pays où fleurit le citronnier…’, transformé en français par ‘où fleurit l’oranger’, qui vient juste après : « où luisent des oranges sous le pampre ») enchantèrent Schubert, Schumann, Hugo Wolf, qui en firent des lieder devenus des classiques du répertoire.
Mignon, personnage au passé mystérieux, amnésique, victime d’on ne sait trop quel drame, entre fille et garçon, était donc déjà sujet romanesque, poétique, lyrique, avant de devenir héroïne d’opéra grâce aux célèbres Jules Barbier et Michel Carré qui en proposèrent un livret édulcoré, sans la mort finale, propre à complaire au public bourgeois de l’Opéra Comique : passages parlés, scènes de genre, danses, airs d’agréments à coloratures et fin heureuse. Le triomphe de l’ouvrage, en 1866, enhardit Thomas à revenir à la fin dramatique originale avec la mort de Mignon et, orchestrant les dialogues parlés, transformés en récitatifs, il en fit un « grand opéra ».
Après une longue carrière à succès, Mignon, avec beaucoup d’autres opéras français du XIX e siècle, a connu un long ostracisme. Le Capitole de Toulouse il y a peu, Avignon, qui nous a déjà permis de réévaluer Les Pêcheurs de Perles de Bizet, nous ont donc permis d’entendre, de découvrir pour certains, cet opéra devenu rare comme la Mireille de Gounod à Toulon. Regard nouveau sur ces œuvres d’hier, présentées – c’est sans doute une politique- sans ce désir naïf et brutal qui règne aujourd’hui de renouveler à tout prix, de moderniser en violant, des opéras dont, justement, le charme est leur patine parfois désuète mais qui nous ouvre les yeux sur une sensibilité d’autrefois.

La réalisation
Nicolas Joël, dont on apprécie les mises en scène ici et ailleurs, n’a pas besoin non plus de faire assaut de prétendue modernité et nous en offre une vision respectueuse, sinon de l’original, située dans un premier tiers du XIX e siècle au lieu du XVIII e de l’action, bien peu historique, de l’original. Vision panoramique d’un gros bourg grisâtre de bord du Rhin au fond, petite cour d’auberge à l’avant-scène, belle salle avec serre lumineuse du château, façade en perspective par la percée du porche et, à la fin, contrastant par la luminosité, la couleur du ciel (l’Italie) rêvé par Mignon avec portique de villa palladienne et ses statues énormes à l’antique, vue sur le lac de Garde sans doute, cher aux Allemands voyageurs du temps de Goethe. Décor traditionnel mais plaisant d’Emilio Carcano et jolies lumières de Vincio Cheli, qui mettent en valeur les beaux costumes d’époque de Gérard Audier, aux riches tonalités sombres éclairées de quelques robes claires, d’où ressortent les couleurs plus vives, lie de vin, sans déparer, des Bohémiens, perturbateurs bien contenus d’un ordre bourgeois sage et sûr de lui. Plus de fantaisie animera la fête au château avec la belle robe de l’actrice et les costumes de Commedia dell’ Arte des comédiens.

L’interprétation
Si musicalement, l’ouvrage ne manifeste pas de génie avec son orchestration bien sagement tempérée, l’ensemble est d’une excellente facture, d’une belle tenue, un travail bien fait et la qualité mélodique est belle : l’air le plus connu de Mignon, poétique, doux et nostalgique, évocation brumeuse de la solaire Italie et des orangers, troué de vagues souvenirs ou rêves d’une noble demeure ; la concise berceuse de Lothario, le fou, son père amnésique aussi, pleine d’une prenante tendresse et, évidemment, la polonaise brillante à vocalises suraiguës de Philine, « Je suis Titania la blonde… », théâtre dans le théâtre où elle joue la Reine des fées du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. Les duos et les ensembles, les chœurs qui scandent l’opéra ont également un charme indubitable.
L’œuvre n’est pas pour autant facile, qui repose beaucoup sur le rôle de Mignon, présente dans toutes les scènes avec un air. Sophie Koch, voix riche de mezzo mais sans lourdeur, souple large, chaude, aux aigus faciles, belle présence physique, incarne non seulement vocalement mais sensiblement l’héroïne déplacée, déracinée, mémoire perdue, venue d’un confus ailleurs, personnage flottant en ce monde, qui s’arrime à l’amour désespérément : elle touche, émeut et fait sourire aussi dans sa jalousie, pourtant mortelle, envers Philine. Celle-ci, coquette cocottante, c’est Aline Kutan qui, vaillamment, généreusement, à ses risques et périls, malgré une trachéite, avec un sourire espiègle et des yeux rieurs, assure et sauve la représentation, délicieuse comédienne dans la parodie gentille de l’air du miroir de la Marguerite de Faust. Troublé par Philine mais touché par Mignon dont il cause finalement la perte en voulant la sauver, Wilhelm Meister, ici, c'est Yann Beuron, un chanteur, un acteur, admirable d'adaptation à tous ses rôles de ténor dans leur dimension dramatique totale, un artiste complet, toujours convainquant et émouvant, belle ligne de chant et véhémence romantique. Dans le rôle travesti de Frédéric, sorte de Siebel et de Chérubin, Blandine Staskievicz réussit le paradoxe d’être un crédible jeune amoureux avec une voix joliment féminine. Laerte est le flexible et irrésistible Christian Jean et Philippe Ermelier, un brutal et sombre Jarno. Mais, très jeune pour le rôle et cependant parfaitement à l’aise, Nicolas Courjal, voix de grande basse vibrante et aisée, généreuse et tendre, est un Lothario bouleversant. Les danses, vaguement tziganes, sont réglées par Éric Belaud et Jean-Yves Ossonce conduit tout ce monde-là avec une baguette souple et attentive, on dirait souriante.
29 mai

Photos ACM :
1. Philine et ses adorateurs ;
2. Solitude de Mignon ;
3. Retrouvailles avec Wilhelm Meister et Lothario.

vendredi, juin 08, 2007

Musicales de mai (2)



Roméo Cornélius, chant, Jean-Paul Serra, clavecin
Théâtre Gyptis

On n’a pas oublié le jeune stagiaire du CNIPAL, le jeune héros passionné d’Orlando de Hændel, triomphalement monté au Gyptis par Françoise Chatôt en 2003 et promené avec succès aux festivals d’Antibes et de Chartres, on a encore l’oreille émerveillée par le Concert des trois contre-ténors donné par Mars en baroque en mars dernier à Marseille. Roméo Cornélius, plus que contre-ténor, alto naturel depuis son enfance roumaine, allie à la puissance, au volume, rares dans cette tessiture, à une superbe technique vocale et à l’art raffiné de l’ornementation, une beauté physique de jeune héros à la mine enfantine d’enfant boudeur. Il revenait presque chez lui au Gyptis, devant un auditoire déjà conquis d’avance.
Est-ce ce public trop facile pour lui ou la fatigue, la voix étant un instrument divin mais humainement fragile, dans sa première partie, dévolue à la musique religieuse, des extraits du Stabat mater de Vivaldi et du Messie de Hændel, était-ce le bruit perturbateur pour lui et le claveciniste Jean-Paul Serra d’une décibelesque kermesse extérieure à grand renfort d’amplis excessifs, le fait est que notre jeune chanteur manifesta ou révéla une certaine indolence, voire une absence ou, du moins, une intériorité religieuse si intime que rien ne parut en transpirer émotionnellement à l’extérieur. Certes, la tenue époustouflante du souffle, le legato, la profondeur de ses graves rarissimes chez un contre-ténor, étaient là et, surtout, cette rondeur boisée d’un timbre exceptionnel dans le médium, en harmonie de couleur et douceur avec l’orgue en bois dont le nimbait délicatement Serra. Cependant, quelques ornements dans l’aigu, naguère si follement vertigineux, montrèrent quelque incertitude et, prudemment, il parut les éviter par la suite.
Plus heureux dans des airs tirés d’opéras de Vivaldi et de Hændel, cette bête de scène, superbe acteur de surcroît, parut se retrouver dans des airs échevelés vocalement, écrits pour des castrats, de héros guerriers et amoureux comme il convient, virtuoses, agiles, volubiles, passant de l’émotion des arie di portamento (tenue de souffle), aux airs hérissés de fureur qu’il fait résonner des creux profonds de noires couleurs de poitrine. Il nous fit apprécier le plus rare Leonardo Vinci (1696-1730), autre représentant de cet opéra napolitain international, dans deux airs de L’Artaserse, dont une aria di paragone, fondée sur une rituelle comparaison rhétorique, sur la rivière qui aspire au retour vers la mer, sorte d’air pastoral que Serra faisait ruisseler des ondes claires du clavier.
On aurait aimé davantage entendre ce dernier qui, généreusement, accompagnant efficacement Roméo, ne se réserva que deux parties instrumentales pures. Il nous offrit la Suite en ré mineur de Hændel avec un charme sensible et une grâce franche, sans maniérisme, dans les mouvements vifs, avec une noblesse sans raideur dans la sarabande sur le thème célèbre des Folies d’Espagne aux virtuoses variations dont la richesse préfigure celles d’Antonio Salieri pour orchestre et les jeux de clavier plus tardifs de Liszt. Dans un écho harmonique sinon tonal, l’artiste servit ensuite avec brio et bravoure la Sonate en la mineur de Carl Philipp Emanuel Bach, digne fils héritier de son père mais dont une certaine fièvre annonce le Sturm und Drang, efflorescence ornementale, milieu moelleux, vigueur et nonchalance élégante.
Deux belles soirées par de beaux artistes qui honorent le Gyptis.

Photos :
1. Roméo Cornélius dans Orlando (Photo Gilbert Basso) ;
2. Jean-Paul Serra.

Les musicales de mai (1)


Aymes, Guérinel
Théâtre Gyptis

Mai s’est achevé s’est achevé non sans mal, non sans maux et malheurs mais nous avons eu la consolation de l’art, de la musique qui a régné à Marseille, et en particulier les musicales du Théâtre Gyptis. En deux soirées consécutives, nous sommes passés du clavecin baroque au clavecin aujourd’hui, en passant par la voix chantée et récitée et des photos magnifiques projetées de Philippe le Bihan, poésie des mots, des couleurs sépia des images, du sens et des sons se répondant : bonheur des sens et de l’esprit.

Synesthésies
Pour mettre en regard, en « écoute », les créations mondiales de Lucien Guérinel, Jean-Marc Aymes, avait d’abord choisi de présenter diverses œuvres baroques comme un vaste portique, un arc sympathique embrassant, en un seul exécutant, lui-même au clavecin, les XVII e et XX et XXI e siècles. Il ouvrait le jeu, le jet d’eau baroque avec la Toccata ottava de Girolamo Frescobaldi (1583-1643), sur un fond de bois de haute futaie rêveuse, scintillante fraîcheur d’argent du clavecin sur la rafraîchissante photographie, poussière irisée de notes auréolant Jean-Marc, toujours allantes, évolutives et jamais répétées comme un refus de ce regret en arrière, presque correctif, que sera plus tard le da capo. Le Capriccio di durezze jouait et explorait des sonorités heurtées, belle preuve de l’inventivité de ce premier baroque. Françoise Chatôt prêtait sa voix ronde aux ondes d’une ode contemporaine de Théophile de Viau. La Suite en sol de Johann-Jakob Froberger (1616-1667), avec ses quatre danses, tonalité et structure enfin fixées sinon encore figées au cours de ce siècle, offrait la variété rythmique, les contrastes de tempi et la fantaisie propres au genre, une exploration heureuse ds possibilités de l’instrument. L’Adieu d’Yves Bonnefoy, dit par Chatôt, faisait la transition, finalement naturelle, avec la musique de notre temps pour le même instrument.
La Passacaglia ungharese de Gyorgy Ligeti (1923-2006) était l’exemple même de cette musique contemporaine, généralement émancipée de la tonalité, qui cherche dans la contention rigide d’une forme « classique » (en fait baroque), à contenir le vertige de cette ouverture d’horizons nouveaux, la passacaille de la suite baroque, étant cette tradition espagnole d’un schéma rythmique strict et d’une basse obstinée, allié à la variation géométrique toutes les huit mesures : ainsi la mélodie hongroise initiale était subtilement exposée et transmutée presque alchimiquement dans ses possibles. Le Continuum, était un vertigineux ostinato, un perpétuel battement entre deux intervalles conjoints, un frémissement, un frisson, un trille infinitésimal parfois aux limites de l’aigu aux potentialités presque infinies, sans début ni fin, exigeant une finesse, un féerique doigté de l’interprète : la prestesse, la prestidigitation de la prouesse. Sur de toujours changeantes et toujours poétiques projections de Le Bihan, embrumées d’une sorte de patine ancienne, un poème de Saint- Perse John, Exil, détaillé par Françoise, nous rapprochait des deux créations de Guérinel.

Création mondiale : Lucien Guérinel
En fait, une suite en cinq parties dont manquait ici le corps central, remplacé par deux poèmes de Guérinel lui-même (Entre flamme et sang, Pour qui les mots), compositeur dont la poésie n’est pas un superficiel « violon d’Ingres » mais le souffle même, la respiration, l’inspiration inséparable du chant, de la voix, de la vie : une façon d’être dans le monde. La première pièce, Cadence, si le titre réfère, littéralement, à une ‘chute’, à une fin, ou à la ponctuation qui articule les phrases musicales, une ornementation virtuose de la voix ou de l’instrument, par sa liberté même, était le bras de l’arche qui, avec le second, la dernière pièce Capriccio, aussi libre en fantaisie capricante, embrassait deux récitatifs Recitativo 1 et Recitativo 2, qui dans leur langue italienne même, réfèrent à l’opéra, au parlé-chanté, à une parole absente ici mais qui hante depuis toujours l’œuvre de Guérinel, et miroir tendu à la première partie du concert baroque. Il serait présomptueux, à une première et seule écoute, de parler sérieusement, profondément, de cette exploration de toutes les possibilités d’un instrument qu’on situe toujours dans le temps, mais que Manuel de Falla, il y a longtemps déjà, fit entrer dans la modernité pour Wanda Landowska qui en avait ressuscité « le noble ferraillement ». Disons que Guérinel renoue avec l’inventivité foisonnante du Baroque, une suprême liberté, le récitatif n'étant pas non plus inféodé à une forme fixe mais serpente voluptueusement sur des phrases, des phrasés même absents, ligne en zigzags, en échos harmoniques, contrapunctiques serrés du grave à l’aigu, zébrant d’éclairs fulgurants des nuées denses de grappes de petites notes comme des clusters, au milieu de suspensions à la Webern, sentiment ou sensation de constellations irradiant insolitement, soleils de nuit, dans une nocturne apesanteur : paroles trop rationnelles et trop simples pour dire la sensualité et la sensibilité de cette musique complexe mais immédiate en fait. Et que dire de l’interprète, magicien décryptant pour nous sur son clavier les routes lisibles de cette souvent déroutante et énigmatique nuit lumineuse de Guérinel ?


Disques Lucien Guérinel :

Contre-chant, Soleil Ployé, Ce chant de brume, Strophe 21,
par David Erly, Georges Teulières, Philippe Bender, le Quatuor Razumowski de Paris.
CD Lyrinx
;

Six Bagatelles, pour quintette à vent
CD DMP 9207C (Ed. Plein Jeu, Bruxelles) ;

2 Contrerimes (Réveil - Sur l’océan couleur de fer)
Covadia ADD Stéréo 165022-2 ;

Musique pour claviers :
1 - Songe, mouvement pour piano par Philippe Gueit
2 - Appels pour vibraphone par Frédéric Daumas
3, 4 & 5 Chants, espaces pour deux pianos par Vladimir Pleshakov & Elena Winther
6 - Cadence pour clavecin par Jean-Marc Aymes
7 à 14 - huit préludes pour piano par Philippe Gueit

CD L’empreinte digitale ED 13058 ;

CD : Fragments d’Archiloque, Quatre poèmes d’Eugenio Montale, Quatre chants pour un visage, distingué par un « Choc » du Monde de la Musique et sélectionné comme « Disque de l’année » des Éditions Marabout.

On peut aussi lire son passionnant livre d’entretiens avec les musicologues et critiques musicaux Jean Roy et Marcel Marnant paru sous le titre Lucien Guérinel, le lac et le bosquet, Éditions Cig’Art, 2006.

Photos :
1. Jean-Marc Aymes ;
2. Lucien Guérinel (Photo Gérard Blaser).

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