Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

samedi, mars 22, 2025

 

BAGUETTE ENCHANTÉE POUR VOIX ENCHANTERESSES

 

Martin Wåhlberg à la tête de l’Orkester Nord,

MOZART, Die Zauberflöte

Singspiel en deux actes,

Un somptueux coffret de trois CD Aparté

 

         Le baroque bénéficie au classique : son souci historique des sources, des effectifs et de l’instrumentation des œuvres, le retour à des instruments d’époque, nous ont donné des écoutes, des visions et versions vraisemblables, pour nos oreilles d’aujourd’hui, des œuvres d’autrefois, décroûtées, allégées des sédiments d’une tradition alourdie d’un romantisme tardif, anachronique donc. Bien sûr, on a connu des exécutions de musique ancienne, baroque, glacées et raidies par cette nouvelle exigence théorique, devenue parfois un dogmatisme esthétique. Bien sûr, même dans l’enthousiasme de la découverte ou redécouverte de cette nouvelle vague ou vogue interprétative, cela n’a jamais suffi à justifier à elle seule une interprétation. Mais sans doute les nouvelles générations de musiciens ont-elles intégré ces théories ou informations historiques pour en faire une pratique toute naturelle dégagée de toute pédantesque démonstration, en somme, vivante.

         C’est le cas de cette version de la Flûte qui, à l’intérêt d’une enquête musicologique externe, joint le charme d’une quête toute intime de l’œuvre, rafraîchie dans l’orchestration, rajeunie dans sa vocalité : ancienne, certes, à notre esprit, mais comme toute neuve à nos oreilles.

         Dans la riche préface du coffret qu’il signe, Martin Wåhlberg s’y montre un passionnant chercheur des sources littéraires et culturelles du livret de l’entreprenant Emanuel Schikaneder, entrepreneur de spectaculaires productions scéniques, souvent d’inspiration française, dans son Theater auf der Wieden, situant ce conte de fées philosophique dans une tradition culturelle lumineuse du Siècle des Lumières (dont on oublie qu’il est aussi le siècle du roman gothique noir). Animés théâtralement de divers bruitages, chants d’oiseaux, tonnerre, etc, il offre dans sa version l’intégralité des dialogues parlés dont il nous est malheureusement difficile de parler faute, sans l’ignorer, d’en connaître suffisamment la langue. Mais néanmoins, à l’oreille tout de même de linguiste, éclairé par la notice de Catharina von Bulow, on peut saluer l’intelligence d’utiliser les accents personnels des divers chanteurs aux nationalités différentes, comme aujourd’hui dans toute distribution, pour en faire sens théâtral et universel. Ainsi, les facétieuses francophones Dames (Julie Gossot, Natalie Pérez, Aliénor Felix), la Reine de la nuit, Pauline Texier, venues d’un autre monde ou planète, et l’esclave Monostatos (Olivier Trommenschlager), forcément forcé à venir d’une autre terre. C’est une véritable mise en scène sonore conçue par ce chef et son équipe.

Naturellement, rompu à la musique scénique de la fin du XVIIIe siècle, le chef s’est interrogé aussi sur le nombre de musiciens dont pouvait bénéficier la première de l’œuvre et il a déniché et déchiffré une copie de 1792, contemporaine à quelques mois près de celle de la création du 30 septembre 1791, avec de précieuses didascalies musicales, phrasé, coups d’archet, sans compter des éléments musicaux nouveaux dont pas moins qu’une petite fantaisie pour flûte, destinée à être jouée par Tamino pendant l’épreuve du silence. L’effectif orchestral, réduit avec vraisemblance, se compose de six violons, deux altos, deux violoncelles sur lesquels planent les instruments à vent.

Ces instruments anciens de ces musiciens spécialisés sont un écrin de rêve à la vocalité, librement ornée, d’un panel de chanteurs également choisis en regard de l’âge des créateurs de l’époque examiné par notre chef chercheur minutieux. Ainsi, le rôle de Pamina est confié à une soprano de seize ans, le rôle ayant été créé en 1791 par Anna Gottlieb, âgée de dix-sept ans déjà première Barbarina des Noces de Figaro à seulement douze ans. Et la Reine de la Nuit pourrait, sans invraisemblance, être sa mère.

Tout cet appareil ne suffirait évidemment pas à faire les mérites de cette version aérienne, où rien de pèse ni pose de l’érudition, de l’information historiciste. Tout serait à citer de la distribution, par bouquet maçonnique de trois, des délicieuses Dames nommées, des espiègles Trois garçons (Felix Hofbauer, Ludwig Meier-Meitinger, Benedikt Eberl), bien opposés à la vigueur virile desTrois Prêtres, Kristoffer Emil Appel, Filip Eshetu Steinland (par ailleurs second Prêtre), le solide Eric Ander cumulant à lui seul les rôles du Sprecher, Premier Prêtre, Premier Homme d’Arme.

Monostatos, rôle comique souvent donné à une voix mince, asexuée, est ici solidement incarné en mâle trémolant de désir sexuel par l’ardent Olivier Trommenschlager, tenté, avec vraisemblance par le viol.

         Manuel Walser campe un Papageno aussi solide en appétit et voix que voletant oiseleur dans ses vocalises ailées, aisées, dans son dernier air qui semblent le renouveler, auréolé d’un léger glokenspiel tout nouveau à l’oreille. Sa Papagena, Solveig Bergersen, belle oiselle, loin d’être une oie blanche est une accorte et piquante compagne bien en accord avec lui.

         La marche des prêtres, délivrée de tout rythme martial douteux, a des lointains de  de procession solennelle apaisante. Le Sarastro de Bastian Kohl, tout en noblesse humaine, est ici plus un père attentif et attendri par ces enfants qu’un patriarche marmoréen, rocailleux, caverneux, cavernicole de la tradition.

        La  Reine de la Nuit, dans son premier air enveloppante, tendre, mère éplorée et implorante séduit naturellement Tamino, et dans le deux, laisse éclater une fureur acérée comme la lame assassine qu’elle donnera à Pamina, hérissée de notes piquées, plantées pleinement dans l’aigu, comme des rafales de mort.

         Tamino (Angelo Pollak), de son air du portrait fait de lui le portrait d’un héros juvénile qui, après l’effroi de l’effrayant serpent, touché par la grâce, déploie le rêve d’amour d’une voix presque angélique, poétique, extatique, d’une légèreté pourtant incarnée, semblant se chanter à lui-même, s’enchanter, nous enchantant.

         Seul bémol à cette homogène distribution, la Pamina de la toute jeune Ruth Williams. Adorable dans les dialogues, si elle semble une jeune, fraîche et fragile fleur éclose à peine issue du bouquet des Trois enfants, innocente héroïne de conte de fées, sa gracieuse voix pure, sans vibrato, dans son air suicidaire manque sans doute trop de chair pour faire vibrer la nôtre. Sans mésestimer la douleur des enfants et des adolescents, malheureusement si souvent tentés ou atteints par le suicide, cette voix y paraît trop enfantine. Mais il est vrai que ce très beau disque rend la Flûte à l’enfant Mozart.

 

Orkester Nord

Direction musicale : Martin Wåhlberg


Tamino : Angelo Pollak

Pamina : Ruth Williams

Papageno : Manuel Walser

Papagena : Solveig Bergersen

Sarastro : Bastian Kohl

Monostatos : Olivier Trommenschlager

La Reine de la Nuit : Pauline Texier :

Première Dame : Julie Gossot

Deuxième Dame : Natalie Pérez

Troisième Dame : Aliénor Felix

Sprecher, Premier Prêtre, Premier Homme d’Arme : Eric Ander 

Deuxième Prêtre : Kristoffer Emil Appel

Deuxième Homme d’Arme, Troisième Prêtre : Filip Eshetu Steinland

Trois garçons : Felix Hofbauer, Ludwig Meier-Meitinger, Benedikt Eberl

Vox Nidrosiensis

mardi, mars 04, 2025


L’ORFEO

Livret d’Alessandro Striggio, musique de Claudio Monteverdi

(Mantoue, 1607)

 Création à l’ Opéra de Marseille,

2 mars 2025

SOUS LE SIGNE D’ORPHÉE, LE BAROQUE

Cet Orfeo sera à coup sûr l’une des plus belles signatures du Festival marseillais de Mars en Baroque en cette insigne année où notre Opéra signe et fête ses cent ans, y présentant ce que l‘on considère comme le premier vrai opéra (appellation tardive) de l’histoire de la musique, que le librettiste et le compositeur dénominent « Fabula in musica ». C’en est la création sur cette scène.

Poésie et musique : harmonie conflictuelle

La musique fut toujours singulière et plurielle, exécutée par un soliste pour une collectivité y participant ou non. Jusqu’à ce que l’imprimerie sépare bien tard le texte de la musique, la poésie était chantée, accompagnée d’un instrument, la lyre en particulier pour les Grecs : nous leur devons ainsi cet emblème du lyrisme, personnifié par Orphée, mythologique poète chanteur qui attendrissait les pierres et les bêtes par la beauté de son chant, et même les Enfers en y voulant en vain arracher Eurydice. Fils du roi de Thrace et de la nymphe Calliope, l’une des neuf Muses, Orphée est promu par sa légendaire musique au rang de demi-dieu, fils d’Apollon citharède, chef des Muses, comme dans le livret, le dieu étant lui-même poète et chanteur s’accompagnant d’une cithare. Il métamorphosera son fils désespéré de la perte d’Eurydice en constellation de la Lyre.

Même les épopées, comme les tragédies, étaient en partie chantées et récitées, comme le Romancero espagnol qui en garde encore un trésor de strophes. De la sorte, quand il y avait narration, récit, le chant pouvait nuire à la compréhension du texte, appelant la répréhension de l’Église quand il s’agissait de textes religieux canoniques rendus incompréhensibles par l’extatique efflorescence vocale d’un chant virtuose fait d’entrecroisements de lignes vocales savantes et d’entrées décalées des voix sur le même texte de la sorte brouillé. Une bulle du pape Jean XXII la condamne déjà en 1322 :

         « Certains disciples d’une nouvelle école, mettant toute leur attention à mesurer les temps, s’appliquent par des notes nouvelles à exprimer des airs qui ne sont qu’à eux. Ils coupent les mélodies, les efféminent par le déchant, les fourrent quelquefois de triples et de motets vulgaires, en sorte qu’ils vont souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, ignorant le fonds même sur lequel ils bâtissent, ne discernant pas les tons, les confondant même, faute de les connaître. Ils courent et ne font jamais de repos, enivrent les oreilles, et ne guérissent point les âmes. »

Le Concile de Trente (1545-1563) qui lance la Contre-Réforme catholique, face aux vives critiques des protestants qui en dénoncent la sensualité, réprouve aussi les excès de la polyphonie de la musique religieuse confiant à Palestrina une simplification. De leur côté, des artistes et érudits du salon du Comte Bardi, à Florence, à la fin du XVIe siècle, travaillent, discutent et se disputent sur cette parole intelligible d’un nouveau théâtre musical, sur la nécessité de coller aux paroles que l'on doit parfaitement comprendre afin de suivre aisément l'action.

C’est donc un conflit musique/parole ancien qui, en ce siècle baroque qui commence, siècle du théâtre, donne le primat au texte, prima la parola, dopo la musica : la parole d’abord, la musique après. Rappelons que cette querelle esthétique, constante jusqu’au XXe siècle, fait le thème d’un opéra de Richard Strauss, Capriccio, (Munich en 1942) inspiré de Prima la musica e poi le parole, ‘la musique d’abord, les paroles ensuite’ de Salieri. C’était déjà la querelle en France entre gluckistes et piccinnistes au XVIIIe siècle entre les partisans de l’Italien Piccini, au chant orné, et les tenants de Gluck donnant le primat au texte.

À cheval entre XVIe et XVIIe siècles, sans abandonner totalement la prima prattica de la polyphonie ancienne, Monteverdi entre dans la monodie nouvelle du nouveau style florentin, dont Peri, Caccini et d’autres compositeurs revendiquent, avec de vives polémiques, l’invention[1], donnant lieu à une floraison vertigineuse de créations de théâtre en musique, une musica rappresentativa, une ‘musique théâtrale (dramma per musica), à sujet mythologique, dans une monodie appelée favellare en armonia, recitar col canto, ‘parler en chantant’, une parole ponctuée d’un accompagnement simplifié pour ne pas la brouiller. Tous ont conscience d’avoir inventé un genre nouveau et s'en réclament férocement les auteurs. On connaît la course de vitesse entre Peri et Caccini pour faire représenter leur Euridice sur le même livret de Rinuccini, le premier réussissant sa représentation le 6 octobre 1600 à l'occasion du mariage d'Henri IV et de Marie de Médicis, Caccini  la sienne deux ans plus tard mais après avoir édité sa propre partition en septembre 1600, suivie en 1601 de ses fondamentales Nove musiche, 'Nouvelles musiques', réaffirmant  et ajoutant dans son traité de 1614  et "nouvelle manière de l'écrire" dont il fut le premier. Mais c’est Monteverdi qui illustrera de façon éclatante ce genre nouveau, encore hybride avec son Orfeo de 1607.

Nouveau "dramma per musica"

Notons que, dès les années 40 du siècle, on se lasse du tedio del recitativo, de ‘l’ennui du récitatif’ continu qu’on parsème alors de "mezz'arie" moitié d’airs, ouvrant le pas à l’opéra vénitien puis napolitain, inspirés souvent du théâtre espagnol.

La comedia espagnole, qui se joue en langue originale non seulement dans le vaste Royaume de Naples-Sicile et dans le Milanais espagnol, devient une inépuisable source de livrets. La théorie du théâtre nouveau de Lope de Vega (1609) et sa prolifique production nourrissent les cénacles littéraires de Florence et les auteurs de livrets qui y puisent sujet, scènes ou pièce entière, se proclamant, comme argument de vente dans un « dramma per musica » désormais presque à l’échelle industrielle comme à Venise, « œuvre à l’espagnole », c’est-à-dire, avec mélange de genres, rire et drame, et peu à peu libéré d’argument traditionnellement mythologique, prétexte à pièces à machines onéreuses, avec , sauf dans les cours princières, progressive disparition des chœurs par économie pour désormais un théâtre public payant. Le librettiste de l’Incoronazione di Poppea de Monteverdi Busenello, se proclamait lui-même « lo spagnuolo », ‘l’Espagnol’. Quant à Cavalli ses deux grands succès européens, Il Giasone et Xerse, dont Händel rependra le sujet, sont tirés de pièces de Lope de Vega et Calderón.

MOI, JE SUIS LA MUSIQUE…

Cependant, si l’Orfeo est effectivement sur deux versants musicaux, c’est bien le livret de Striggio qui formule d’entrée l’esthétique baroque des affects avec le premier personnage, la Musique, Euterpe en grec. Venue de son Permesse, montagne où les Muses allaient se baigner, passé le couplet d’envoi de politesse aux nobles princes présents, elle chante ses pouvoirs sur les passions humaines :

Io la Musica son, ch'ai dolci accenti
        Sò far tranquillo ogni turbato core,
        Et hor di nobil ira, et hor d'Amore
        Poss'infiammar le più gelate menti.

Moi, je suis la Musique et, de mes doux accents,

Je peux tranquilliser le trouble de tout cœur

Ou de noble colère ou bien d’amour,

Je peux enflammer les plus glacés tempéraments.

MISE EN ESPACE ET INTERPRÉTATION

La scène de notre Opéra semble trop vaste espace même pour une simple mise en espace du plateau grignoté à jardin par les cordes violons, luth, harpe, chitarrone, clavecin et, à cour, par les vents, trombones, cornets, l’orgue régale et un autre théorbe dont le mât émerge de la masse, sa coque oblongue de navire parfois caressée par le rayon cuivré délivré par la coulisse mouvante d'une sacqueboute. Menés par Jean-Marc Aymes debout devant son clavecin, seize instrumentistes en deux blocs contrastés, conjurés ou conjugués, avec un avantage sonore inévitable pour l’entrée, tambour et trompettes, pour les vents de la fière et fracassante forcément fanfaronnante sonnerie des Gonzague de la cour de Mantoue. Mais la tendre réponse des cordes, devient un motif, qui sans être encore un leitmotiv, reviendra en douce ritournelle jusqu’à la clôture de l’acte, lui donnant une forme close parfaitement achevée.

Certes, dans le volume important de notre Opéra, cette délicate première musique baroque n’est pas de la musique volumineuse qui fuse, impossible à refuser par l’oreille, qui s’impose même à l’excès ; au contraire, c’est une musique qui infuse, diffuse doucement ses charmes, qui invite à aller au-devant d’elle, à la chercher même et à s’en laisser enfin bercer.

Le fond de scène est sombre, noir, éclairé de rougeur pour l’acte des Enfers (qui étaient glacés et brumeux pour les Grecs). Le gros du remarquable chœur de l’Opéra, en vêtement disparates contemporains, bien entré dans cette musique bien sortie de leur répertoire habituel (chef Florent Mayet), assorti musicalement sans hiatus aux « baroqueux » professionnels, semble apparemment une masse assez informe écrasée sur ce fond, mais prend subtilement forme et personnalité quand, s’avançant avec fluidité sur le plateau, un groupe s’en détache et visualise pour nous la souvent imperceptible polyphonie à cinq, à trois, puis deux voix, puis une, le coryphée soliste gardant la ligne de la musique et du texte de l’action qu’il commente. On entend et visualise de la sorte l’architecture interne impeccable de cette musique du premier acte avec les reprises non seulement des ritornelli, des refrains populaires dansants, des thèmes et textes par les chœurs qui donnent le sentiment de sortes de da capo internes mais à l’échelle chorale.

Tous, bergers puis esprits infernaux, Davy CornillotOlivier CoiffetSamuel Namotte et Estelle Defalque, ont une parfaite maîtrise de ce style de chant qui, sur les fins de phrases ou mots importants, se ponctue d’une sorte d’anticipation du trille, une vieille ornementation grégorienne, une note tremblée, non piquée mais arrondie, le quilisma, que —je ne sais plus si Caccini le dit— dans la ligne de chant, éclot comme une « fleur mélodique ».

Gabrielle Varbetian est une nymphe bien séduisante. En élégante robe rouge, Lise Viricel a tout d’une belle et gracieuse Musica, à la jolie ligne très mélodieuse mais un peu gracile pour un espace excessif. Louise Thomas fait une Eurydice pleine de charme, trop tôt perçue, trop vite perdue. Jolie trouvaille, la scène du mariage et du bandeau liant les époux, qui, sur leurs yeux, anticipe l’interdit du regard imposé plus tard par Pluton à Orphée.

Remplaçant Marie-Christine Kiehr, cofondatrice avec Jean-Marc Aymes de Concerto Soave, malade, sa remplaçante en Messagère, la mezzo Maria Chiara Gallo, a dans le port et la voix toute la douleur et couleur du drame qu’elle apporte au milieu de la fête, la mort d’Eurydice piquée par le serpent. Avec Orfeo, c’est le seul vrai personnage de la fable. Son célèbre récit, discrètement orné, est un modèle parfait de ce recitar col canto dont Caccini et d’autres compositeurs se disputent l’invention. On en oublie toujours la fin : sa peine de la mort de sa compagne et son désespoir sur son sort personnel (‘odieuse à tous, odieuse à moi-même'), les porteurs de messages funestes restant à jamais maudits sinon tués, comme pour exorciser la mauvaise nouvelle.

Au lieu d’être femme, Speranza, l’Espérance, qui décampe aux portes des Enfers, est campée par la voix masculine large, sonore et chaude du contre-ténor belge à nom espagnol, Logan Lopez Gonzalez. C’est lui qui lit en frissonnant devant l’entrée l’écrit fatal repris de l’Enfer de Dante :

« Lasciate ogni speranza, voi qu’entrate » , ‘Abandonnez tout espoir, vous qui entrez. »

L’enfer est bien pavé, sinon de bonne intentions, d’excellents chanteurs aussi. Charon, Caronte, c’est la basse Jean-Manuel Candenot, mais peut-être déjà trop séduit par le chant d’Orfeo pour être très effrayant, la compassion l’emportant sur la mission d’inflexible nocher du fleuve Styx interdisant sa barque au « chanteur désespéré ». Mais, dans le Royaume des Ombres règne un couple infernal divin : l’élégante Proserpine de Julie Vercauteren, voix soyeuse, sensuelle, large, et l’on comprend que son Pluton bien assorti d’époux, Alexandre Baldo, chaleureusement caverneux à souhait, ne lui refuse pas sa requête de rendre Eurydice au bouleversant chanteur, à l’interdit près du regard fatal. Couple heureux, amoureux, ayant surmonté l’épreuve du rapt de Proserpine, déesse de la belle saison par Pluton qui l’amène aux Enfers, mais cédant et concédant aux prières de sa belle-mère éplorées, Cerès, de lui rendre sa fille six mois par an, ce qui explique notre alternance de belles et mauvaises saisons.

En Apollon citharède, qui va transcender son fils Orphée en constellation de la Lyre pour le consoler, Imanol Iraola fait puissamment rayonner vocalement le personnage plus que la personne, bien dépassé par un fils trop grand. Et quand on dit grand dans le rôle d’Orfeo, pour l’émouvant baryton Romain Bockler, c’est que les mots nous manquent.   Sa prière, son ardente supplique désespérée à Charon, « Possente spirto, e formidabil nume », ‘Puissant esprit et dieu terrible’, est une page impressionnante qui, à elle seule, pourrait être un condensé de toute la rhétorique déjà baroque de cette époque. Dans cette tirade d'une redoutable longueur, Romain Bockler déploie une voix longue, sonore, souple ; il la plie sans apparent effort qui suppose un long travail de longue haleine, de souffle, d’intériorisation de toute cette virtuose et vertigineuse orfèvrerie vocale ancienne, pour nous l’extérioriser, nous l’offrir toute neuve, comme jaillie à l’instant de sa source, de sa création.

Oui, création, sans grand faste scénique, ce fut une fastueuse création que le public, muet durant tout le spectacle, frappé sans doute par la nouveauté, salua soudain, par une explosion libératrice d’applaudissements.

 

Orfeo, fabula in musica 

Alesssandro Striggio, Claudio Monteverdi

Création à l’Opéra de Marseille
Co-production Concerto Soave / Opéra de Marseille
Concerto Soave : 16 instrumentistes
Direction : Jean-Marc AYMES

Mise en espace : Jimmy BOURY

Régisseur de production : Jacques LE ROY

Orfeo : Romain BOCKLER

Messaggiera : Maria Chiara Gallo

Euridice : Louise THOMAS

Proserpina : Julie VERCAUTEREN

Plutone : Alexandre BALDO

Caronte : Jean-Manuel CANDENOT

Apollo : Imanol IRAOLA

Musica : Lise VIRICEL

Ninfa : Gabrielle VARBETIAN

Speranza : Logan LOPEZ GONZALES

Pastore / Spirito Davy CORNILLOT, Olivier COIFFET ; Samuel NAMOTTE 

Pastore : Estelle DEFALQUE

Chœur de l'Opéra de Marseille

Chef de Chœur : Florent MAYET

Pianistes : Astrid MARC et Fabienne DI LANDRO

 

Photos Christian Dresse

1 . Mariage d'Orfeo et Euridice ;  

2. Arrivée de la funeste Messagiera ;`

3. Déploration des bergers ;

4. Le devin couple infernal Proserpina et Pluton ;

5. Eurydice perdue : celui qui a vaincu l'Enfer ne s'est pas vaincu lui-même.

 

 

 



[1] Je renvoie à mon livre D’un Temps d‘incertitude, Sulliver, 2008, en particulier le chap. III, Nouveau : moderne ; manifestes de la nouveauté.


lundi, janvier 20, 2025


VOL ROCAMBOLESQUE À CUBA

NUAGES POÉTIQUES ET POLITIQUE 1973

Pour Jeanne

Premier voyage à Cuba, 1973

          Pas de vol d’Europe pour Cuba hors Prague, Moscou ou du Madrid de Franco, paradoxe de l’Histoire politique : l’île révolutionnaire, enclose dans ses rives, rivée dans son insularité et un marxisme forcé par l’embargo des USA, accepté par les démocraties et refusé par la dictature franquiste.

Escale estivale vers Cuba : aéroport de Madrid. On arrive par la Caravelle 12 d’Air France, dont le nom Santa Maria, rappelant celle de Colomb, me semble de bon augure pour voguer, voler vers les Antilles même si son terminus est cette étape madrilène, afin d’y repartir par Aeroflot dont le mythique Iliouchine 18 soviétique, annoncé pour La Havane, m’a fait rêver. Mais seuls les bagages, avalés d’un côté de son ventre par les monte-charges —et presque aussitôt symétriquement dégurgités de l’autre— en connaîtront quelque chose, la brève traversée de la soute : bagages sitôt embarqués, aussitôt débarqués sous nos yeux incrédules de témoins paralysés devant le spectacle, au pied de l’échelle, interdits de bord.

Ailes grandement déployées, désolées, l'oiseau géant des airs est en panne, cloué au sol, levant vers le ciel l’exaspération inutile des bras de ses hélices, ou ironique V de la victoire inverse. Collé tenacement au sol madrilène, comme si lui aussi demandait l’asile politique, le flambant Iliouchine, graciles lignes de libellule, ne repartira pas, du moins avec nous. Ni avec les Cubains arrivés avec lui d’URSS, techniciens qui s’y sont formés, étudiants en fin d’études socialistes dans les universités soviétiques ou de retour à la famille le temps des vacances.

Parmi eux, étonnante et détonante, une farouche soldate, képi galonné en tête, épaulettes d’officier, métisse pétrie de mutique importance, poitrine plantureuse plantée de décorations scintillantes, cliquetant discrètement selon les majestueux mouvements d’accordéon de ses seins. On nous prie à voix basse de respecter le paradoxal anonymat de la voyante personne, tout en murmurant qu’elle a héroïquement gagné ces médailles dans l’encore clandestine guérilla d’Angola où les soldats cubains, supplétifs à peine dissimulés des russes, allaient affronter des troupes presque ouvertement américaines, dans cette hypocrite Guerre froide par grandes nations évitant l’affrontement direct en interposant entre elles, comme par délégation, des troupes de tiers états, dont les soldats tombaient, et non par procuration. Avec tant de blessés, de mutilés rapatriés, la chirurgie réparatrice cubaine y gagnerait une indubitable expertise en pointe, aujourd’hui vouée, avec l’ouverture du pays au tourisme de masse, à la chirurgie esthétique, à prix imbattable, incluse dans le prix du voyage par les agences du monde entier.

Débarqués de Moscou et rentrant au pays, dans la folle euphorie de fouler le sol de la Mère-Patrie même politiquement limité au territoire contraint d’un hôtel d’aéroport, aux boutiques de luxe inaccessibles sans doute à leur bourse, comme un cadeau tombé d’un ciel aériennement problématique, les Cubains, partageaient avec nous ce parcage luxueux, consolante compensation pour voyageurs en transit ou naufragés de l’air (conventions aériennes internationales), dédommagement transitoire princier aux frais de la princesse même pour les sobres intellectuels, invités solidaires d’une austère Révolution prolétarienne.

Avec leur sens inné de la fête et de l’improvisation musicale dansante, transformant le fastueux mais sage hôtel castillan en exubérant cabaret tropical, les Cubains jouissaient joyeusement de l’aubaine de cocktails gratuits illimités au bord d’une piscine espagnole débordant à grande eau des vagues éclaboussantes de leurs exploits nautiques. Sous le regard noir de la maîtresse femme noire anonyme qui promène en majesté sa généreuse poitrine lourde ou lardée des fascinantes décorations sous son képi d’officier sur uniforme kaki, fustigeant, en ordres brefs et brutaux de sergent, mais sans succès, l’image légère que ses compañeros compatriotes donnaient au monde bourgeois capitaliste de la glorieuse et grave Révolution cubaine.

Pour les autres voyageurs en rade, rude patience, attente plus que détente, tension en proportion montante du retard de plusieurs jours et du rétrécissement consécutif du congé cubain, dans la perspective de plus en plus lointaine du secours annoncé d’un avion à partir de notre lieu espéré d’arrivée, La Havane.

Enfin au bout de cinq jours, l’oiseau salvateur arrive de Cuba, gros insecte balourd, canard pataud, Canadair canadien devenu caquetant coucou cubain, légendaire vétuste aéronef, déchaînant les rires des toujours facétieux îliens, pas forcément pressés de rentrer chez eux à tant goûter les conforts capitalistes et les douceurs du luxe bourgeois de l’hôtel, à grand renfort de cocktails péninsulaires gratuits pour les abandonnés de l’Iliouchine, mais saluant avec leur insulaire humour et une affection patriotique et révolutionnaire retrouvée, leur bien connu « vieux tas de ferraille national » envoyé à notre rescousse par la Révolution, qu’ils nous présentent fièrement :

 « Lo llamamos el ataúd volante ! », ‘Nous l’appelons le cercueil volant !’

Des voyageurs vaguement hispanophones ou ayant potassé leur espagnol, à ces mots alarmants, moins avertis que les hispaniques dressés par des siècles de culture de l’héroïsme à ne pas manifester un lâche sentiment de peur, s’inquiètent, s’enquièrent, mais les malicieux Cubains, testant et moquant gentiment leur faible stoïcisme européen bourgeois, les rassurent :

 « Es su último vuelo ! »

« C’est son dernier vol ! pas de crainte à avoir, l’avion est une casserole mais les pilotes sont très bons ».

Je ne sais si, flatté par mon polyglottisme vaniteusement étalé qu’on a salué, j’ai bien fait de m’en faire l’interprète —imprudent selon ma compagne.

Décollage nocturne de Madrid applaudi par les braillards et débraillés Cubains. Moi, comme toujours, le nez collé contre la vitre et crayon à la main : au-dessous, déjà la nuit et, en proportion de l’altitude, elle se tasse tandis qu’au-dessus, on retrouve un horizon de soleil et, au loin, son ponant telle une barrière de corail dans l’océan du ciel. Sous un nuage étale en toile de fond, le couchant s’imprègne de toutes les iridescences de la nacre comme s’il voulait déployer tout l’arc du spectre de la lumière avant d’en refermer lentement l’éventail, ne laissant qu’un reste de lueur de crépuscule enfui, un sfumato enfin effacé par la nuit.

         Nous voguons maintenant sur la neige des nuées puis, débarrassée du soleil, la lune, encore ensommeillée, se lève paresseusement, se dégageant voluptueusement des draps vaporeux des nuages, avant d’épanouir sa nudité sur une floraison d’étoiles, avant de se dissoudre enfin dans une indécise nue, faisant douter de son apparition magique dont il ne reste que le vague mystère d’une lueur diffuse, une infusion de lune dans un confus brouillard, un brouillon, un vague bouillon de lait.

Prémonition d’un voyage ponctué de petits déjeuners.

La tête blonde de mon amie roule son doux sommeil sur le creux accueillant de mon épaule, je scrute la nuit.

         Açores nocturnes

L’archipel prend son nom du petit rapace qui y abonde, açor en portugais, l’autour des palombes, qui y pullule. Une escale obligée vers l’ouest, loi du carburant pour le moyen porteur, et contrat politique impérieux.

Perles de la mer ou émeraudes arrachées à la terre, les îles des archipels, Canaries, Madère, Açores, sont des cailloux pour traverser, à pied sec de géant dirait-on de l’Atlas au préalable consulté, la mare de l’océan Atlantique, escales autrefois obligées aux navires à voiles. Mais les jets d’aujourd’hui dédaignent cette inutile étape à leur capacité de vol. Sauf la Cubana de aviación qui s’accroche à maintenir ce fragile droit, vital pour vaincre l’isolement de Cuba, que lui accorde encore, de mauvais gré, le Portugal de Salazar lié par des accords anciens, malgré l’ostracisme politique et l’embargo américain qui frappent l’île marxiste marginalisée mais internationaliste remuante, dont la puissance coloniale portugaise sur sa fin éprouve la contagion militante et subit l’interventionnisme militaire, encore dans l’ombre mais déjà triomphant en Angola, proche de son indépendance de1974.

Dictateurs

Espagne, Franco ; Portugal, Salazar : dictateurs anciens ancrés sur la chair de leur peuple et, jeté dans les bras des Soviétiques par l’erreur politique des USA, Castro à Cuba. Mais sa pente dictatoriale accusée n’avait pas encore éteint l’élan créatif, la joyeuse explosion littéraire, poétique, la flamme intellectuelle enthousiaste que sa prise de pouvoir avait suscitée. Avec nos savoirs modernes d’universitaires à la pointe de la recherche, nous entendions chercher à la ranimer, pour éviter qu’elle ne s’éteigne sous l’étouffoir injuste d’un embargo qui, pour contrer et faire taire un homme intarissable, bâillonnait tout un peuple qui, éveillant notre empathie, émerveillant le monde, avait découvert dans la convulsion de l’Histoire et l’accélération fulgurante des révolutions, les bienfaits de l’alphabétisation de masse, l’accès de tous à la culture, notre credo.

La soviétisation à marches forcées d’un peuple tropical allègrement brouillon et ingénieux, imposant le plomb de sa minutie bureaucratique paperassière inquisitoriale, semblait aux informels Cubains —je devais le constater avec effarement sur place— comme

le nec plus ultra de la modernité, alors qu’on commençait à la dénoncer et à la combattre chez nous. L’importation atroce de l’autocritique révélée au monde en 1971 par l’Affaire Padilla, le poète forcé publiquement à désavouer un recueil critique, pourtant primé officiellement sur place, semblait même trop énorme pour être totalement vraie et ne pouvait éteindre l’utopie sociale et culturelle éclose dans cette île, phare indubitable pour les peuples opprimés d’Amérique latine et du monde.

Singularité de Cuba (décharge des intellectuels aveuglés ?) dans cet horrible faux procès, vrai procédé inique et procédure stalinienne, à l’inverse de l’URSS, ce n'était pas une sommité nationale politique, un opposant internationalement connu qu’on forçait à l'autocritique à la face du monde : c'était un simple poète et son recueil publié à Cuba, comme tant d'autres, qui avait pu y écrire ce qu'il voulait, comme Lezama Lima, « le Proust des Caraïbes », dont l’énorme roman Paradiso (1966) de renommée mondiale, malgré ses scènes érotiques et son apologie de l’homosexualité, édité par la Révolution, était le premier de ses livres qu’il n’ait pas publié à compte d’auteur, tout comme la superbe édition de sa poésie complète offerte pour ses soixante ans en 1970. Soljénitsine n'avait pas eu un tel procès en URSS malgré un premier livre dénonciateur des camps en 1962 : c'est de l'étranger, où il publia prudemment, qu'il devient célèbre dissident et Prix Nobel en 1970. Cuba, d’une controverse qui n’aurait pu être qu’une polémique interne du petit milieu littéraire, aux jalousies aigries et rancunes tenaces, faisait une affaire mondiale, rendant célèbre un poète qui ne l’aurait sûrement pas été sans cela et son petit volume qui ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

M’accrochant à l’optimisme de la volonté, je constatais que cette brutale inquisition faisait finalement d’un livre poétique un débat politique mondial. Au fond, la répression magnifiait la poésie, la mettait au centre, en soulignait la force de combat : il faudrait combattre, et j’y étais prêt, assumant la mission de défendre, par des traductions, des travaux, ces poètes et écrivains dignes d’un meilleur sort, dont j’allais devenir l’ami. Mais, sombrant dans le pessimisme de la raison, je me rappelais les fulminantes accélérations et les foudroyantes dérives des révolutions : la lumineuse et généreuse Déclaration des Droits de l’homme de 89 avait dégénéré et sombré dans la Terreur de 93

Sans jamais renoncer à aimer ce peuple et sa culture solaire, toujours soutenus par García Márquez, Prix Nobel, indéfectible ami de Fidel grâce aux livres qu’il tenait pour des armes, comme d’autres naguère enthousiastes intellectuels, j’entrais pourtant dans le nocturne deuil des illusions sur le régime cubain. Le coup d’état fasciste de Pinochet au Chili, durant même notre séjour cubain, suivi de quelques jours de la mort de Pablo Neruda, fidèle jusqu’au bout à cette Révolution, ne faisait que révéler l’opposition radicale du monde en deux blocs et conforter une certaine idée de Cuba qui méritait d’être sauvée malgré tout.

Aéroport éveillé

Le lourd Canadair, habileté avérée des pilotes, se pose insensiblement avec une délicatesse de ballerine digne du fameux Ballet Nacional de Cuba qui courait le monde, vitrine vertueuse et virtuose du régime. L’aéroport de Ponta Delgada, inutile —qui plus est de nuit— aux rares lignes qui au mieux le survolent, s’éveille, se réveille, s’éclaire pour nous, rares visiteurs perturbateurs, indésirables au râleur personnel salazariste arraché au sommeil pour nous accueillir et nous offrir, à quatre heures du matin, conventions aériennes internationales obligent, un abrégé de petit déjeuner.

         Ce rituel sommaire expédié, le temps du plein de carburant, rembarrés par les employés de l’aéroport pressés de retrouver leur sommeil dérangé par notre importun passage, nous pressant de sortir, s’empressant d’éteindre l’une après l’autre les lumières derrière nous avant même notre sortie, nous voilà rembarquant dans la moiteur matricielle de la nuit océane, bâtiments déjà éteints sauf le i de la tour de contrôle qui garde son point éclairé.

Le lourd hanneton ahanant, haletant, souffle, souffre, aux inutiles moulinets de ses hélices, tourne, tourne, fait tour de piste sur tour de piste, s’immobilise enfin en position de départ, part, roule droit, accélère, fonce, se lance, mais ne décolle pas, et fait piteusement demi-tour après cette démonstration d’ébauche terrestre de décollage aérien. Il reprend sa place d’appareillage, s’élance d’un coup à toute allure, prend de la vitesse (et notre cœur aussi), et soudain, se cabrant un peu, prenant un poussif élan à la va comme je te pousse, tente un lourd envol d’insecte surchargé aux cris de joie des Cubains qui applaudissent, survole en le rasant un hangar, mais pique vite du nez et revient se poser, avec la même délicatesse de soie pour un tel gabarit, à son point de départ.

Les bâtiments à peine désertés, comme des yeux écarquillés d’étonnement, s’éclairent de nouveau, les uns après les autres. On débarque et je remarque que, restée déjà dans l’avion la première fois, l’anonyme imposante Militaire n'est pas descendue avec nous, pour ne pas imposer sans doute aux Portugais vaincus sa triomphante poitrine cliquante et clinquante de médailles gagnées sur leurs claquantes défaites en Angola, dont témoigne peut-être son impressionnant pistolet à la ceinture. On devine, on entend leur colère muette, puis l’on affronte le sombre front froncé et les mines accusatrices des mêmes employés encore perturbés, encore forcés de nous accueillir s’efforçant de nous servir (convention internationale oblige) sur les mêmes tables à peine desservies, d’une mauvaise grâce accrue, encore un sommaire et ensommeillé petit déjeuner, l’aéroport semblant en avoir fait une spécialité.

Agglutinés contre les vitres du restaurant, dédaignant le bis du premier petit-déjeuner guère applaudi, l’estomac noué, quelques voyageurs contemplent ébahis, éberlués, le ballet surréaliste des mécaniciens de l’avion, marteau en main, tapant, en rythme semblant réglé par l’occulte Guerrillera qui les a rejoints, à grand renfort d’étincelles, sur la pale sans doute réticente d’une des hélices, pâlie sous le reflet de la salle illuminée. Préférant nous priver du spectacle aussi détonant qu’angoissant, ou mus peut-être par un sentiment de charité chrétienne envers les marxistes athées, les Portugais en tirent autoritairement, les rideaux et nous enjoignent de nous remettre à table.

Un temps indéfini et l’on nous rappelle à bord. Certains voyageurs hésitent, s’attardent à table, collés à leur siège, palabrent sans parler portugais, cherchant à faire comprendre ce que l’on comprend à l’épreuve de l’avion russe relayé par le cubain, espérant peut-être un asile culinaire, une câline hospitalité qu’on n’imagine guère ici à la hauteur de l’hôtel espagnol. Mais, sourds aux réclamations désespérées intraduisibles, que je me garde prudemment de leur interpréter, les Lusitaniens, nous poussent, nous pressent de partir, aux rudes exhortations de l’officieuse Guerrillera assumant, dicté par les circonstances, un rôle militaire officiel pour prêter main forte contre les réticents, prête sans doute à dégainer l’argument auquel on ne résiste guère, comme on dit dans Carmen, de son guerrier pistolet, angolais ou pas. Pressés, comptés comme des moutons, ceinturés après vérification dans l’avion une autre fois.

Et une autre fois, le Canadair vibre, vrombit, ronronne, râle, roule, roule, roule longtemps sur la piste, un temps indéterminé. Des passagers, réactivés d’inquiétude, interrogent les imperturbablement souriants Cubains jamais avares de réponses déclenchant un rire général, sauf de ceux qui rient jaune de pétoche : 

« Vamos a Cuba por la carretera ! », ‘Nous allons à Cuba par la route !’

Le Canadair tente plusieurs envols mais replonge, et les amis Cubains, exposent sereinement des explications rassurantes que, pris au piège de mon polylinguisme  flatteusement sollicité, malgré les conseils chuchotés de ma compagne, je ne peux plus ne pas traduire :

‘C’est normal. Nous sommes trop chargés.’ « Todo está en despegar » ‘Il suffit juste de décoller, une fois en l’air, tout ira bien…’

De mon hublot, au bout de l’aile et par-delà le turboréacteur où les moulinets irréguliers de l’hélice ne me semblent pas trop tourner rond, à faire tourner de l’œil un voisin voyageur, je remarque que, peut-être par fatalisme de fado portugais, l’aéroport est resté éclairé.

Juste prémonition. Assommés de sommeil, nous sommes sommés de descendre, air de déjà vu, mais sinon avec armes, avec bagages cette fois, (certains flambants neufs achetés sans doute par les Cubains en dollars de contrebande à l’hôtel ou je ne sais trop en échange de quel service) dans un ordre titubant de somnambules réglé cette fois-ci par la Cheftaine décorée, avec l’autoritarisme indiscutable d’un implacable et impeccable agent de la circulation armé.

Honteux, avec un sentiment de culpabilité envers les travailleurs Portugais surexploités par des défenseurs du peuple, je me sentais mollement prêt à leur susurrer un fado d’excuse que j’adore mais sans doute cela eût-il augmenté leur saudade, ou de la patrie lointaine ou de leur lit proche mais distant à cause de nous. Troisième petit déjeuner rituel, dont je ne pris que leur café, excellent, pour tâcher de ne pas mourir, même debout, de sommeil.

Atlantique nord

Nous décollâmes enfin, je ne sais au bout de combien de ce temps aboli par la nuit, le manque de sommeil et de repères dont celui de la montre en décalage horaire de je ne savais combien. Innocent, je demandai à un officier à quelle heure nous arriverions à la Havane droit au sud-ouest. Il me répondit qu’il ne savait pas : nous allions cap nord-ouest vers Terre-Neuve.

         Trop fatigué du décalage, des tentatives de décollage, de trop d’atterrissages pour être atterré, je me dis philosophiquement que notre Canadair allait sans doute puiser des forces ou des pièces de rechange dans son pays d’origine qui, refusant l’embargo, n’excluait pas les Cubains, à preuve, cet avion et les fameuses glaces Copelia cubaines qui y avaient gagné un prix qui prouvait que, même frappée d’interdit nord-américain, l’île pouvait y créer une production laitière autonome grâce aux ruminants importés du Canada, croisés avec des vaches zébu indiennes.

Abdiquant le dogme euclidien que la ligne droite était le plus court chemin d’un point à un autre, je trouvai dans la brume de ma tête la force d’obtenir des résultats de chiffres rassurants : distance Madrid-Açores : 1941 km parcourus en 8 heures ou plus. Açores-Terre Neuve : 2843 km pour 10 à 12 heures supposées de trajet (chiffres à la vitesse d’avions d'aujourd’hui).

         Avec la stoïque apathie de la fatigue, je m’aplatis contre le hublot, sans même m’étonner de voir de temps en temps les pales des hélices vibrer alors qu’on n’en voit plus la rotation individuelle dès lors que le rotor tourne régulièrement. Plus alarmant, je voyais le feu crachoter ou vomir par moments, du turboréacteur, des gerbes dans la nuit, qu’heureusement endormie, mon amie ne pouvait voir.

         Me faisant regretter de n’avoir pas bu de lait la troisième fois, sur l’horizon, des nuages onctueux, montés en neige semblaient couronner la nuit d’une lune ébréchée en débris ténébreux. Un soleil joufflu, Éole, vent bouffi de portulan ancien, soufflait les dernières étoiles comme les bougies sur le crémeux gâteau d’anniversaire (c’était le mien) de nuages mousseux, vite évaporés, avalés par l’espace. Je n’aurais pas dû dédaigner l’ultime dernier petit déjeuner.

         Carnet et crayon à la main, je commençai à tenter de croquer en phrases ces « Merveilleux nuages » de Baudelaire que j’aime, de Sagan que j’aime bien, et de Debussy que j’adore.

         Quand je m’éveillai, je remarquai que, sous un ciel d’un bleu à éteindre la mer, l’avion, dont je pouvais suivre l’ombre sur l’eau rasait les flots.

         « C’est pour économiser du carburant », me rassura un camarade cubain souriant.

         Cela ne me souriait guère : nous étions serrés comme des sardines : si l’avion plongeait, les requins aiment-ils les boîtes de conserve ?

         Entre lecture et écriture, veille et sommeil, la tête sur l’épaule de mon amie, je m’assoupis à la gomme d’un nuage gris effaçant une part de ciel bleu, puis, dans un temps indéterminé, je m’éveillai contre la vitre embuée d’un ciel barbouillé de nuages nauséeux : Terre-Neuve.

         On nous achemina, titubant comme des zombies, vers le restaurant où, conventions internationales obligent, on nous offrit un petit déjeuner, café détestable.

         Peut-être revigoré par ce passage chez lui, notre Canadair, repu en carburant et repos, décolla sans problème : il ne lui restait que 3900 kilomètres.

Entre Saint-Jean de Terre-Neuve et La Havane, durée indéterminée en survol nord-sud au large de l’Atlantique seulement, sans contrôle aérien, le territoire des États-Unis étant interdit aux avions cubains.

         Brume de la terre et de l’air puis nuit totale de l’océan et du ciel, avec, étrange image bouleversant la réalité de la perspective, à l’horizon ouest et non au-dessus de nous, des constellations terrestres lointaines : les villes interdites de survol et non de vision, auréolées de nébuleuse lumière irréelle, d’une flottante poussière d’étoiles.

         Il n’y eut à traverser que l’euphémisme d’un « cicloncito », litote à l’échelle des amis cubains, cataclysmique hyperbole à la nôtre, cyclone, tempête, ouragan, apocalypses estivales coutumières en ces latitudes. Puis, approchant des tropiques, nuages déchirés évanouis, l'azur ébréché du ciel souda ses fêlures en un bleu uni.

         Mon amie révisait les cours de linguistique structurale qu’elle allait dispenser à l’université pour permettre aux Cubains, isolés par l’embargo abusif, de mettre à jour leurs connaissances dispersées, ce que je ferais, non sans rencontrer des réticences marxistes, avec les approches psychanalytiques lacaniennes de littérature fondées sur des exemples tirés notamment du mythique José Lezama Lima néo-baroque que je devais rencontrer, devenant ensuite son exégète et traducteur. Son inclassable poésie, à l’aune de la production poétique événementielle de la Révolution, précieux témoignage des faits, me ferait distinguer entre sa véritable révolution poétique et la simple poésie révolutionnaire[1].

Je déployais la carte, pour jauger du ciel le fourmillement d’îles, leur constellation terrestre comme un infini débris témoignant d’un vaste continent perdu, « la perle des Antilles » au milieu.

Émeraude tombée du ciel qui, depuis le centre intense de son vert propagerait à l’infini ses molles ondes concentriques jusqu’aux plus subtils dégradés de la teinte verte finissant par se diluer, se fondre et confondre dans le bleu de l’eau, telle une broderie, un brocart végétal, Cuba est couronnée, plutôt auréolée, par la dentelle négligente des îles Bahamas, nonchalamment posés, avec des grâces de papillons éthérés, sur la mer caraïbe. Eau, terre, nuages ? il est impossible, du haut de l’avion, de déterminer où finit la terre bleue et où commence l’onde verte, ce qui est nuage et ce qui est matière. Îles immatérielles, vapeur d’îles, évanescence d’îles sitôt vues qu’estompées, fins pétales nacrés qu’un souffle doux eût effeuillé mollement du cœur de la corolle cubaine pour lui faire une couronne ou un collier de rêve.

         Je rêvais de récits de pirates, nichés dans ces îles aux propices recoins, îles au Trésor rutilant à pleines mains de pierreries dans des coffres enterrés dans le sable, redoutables héros imagés et perpétués par le cinéma, Barbe Noire, Anne Bonny, Rackham, fondant même à Nassau, une république corsaire…

         L’avion lourdaud se pose en irréelle légèreté, toujours avec des grâces de légère colombe entre ciel et terre presque insensible, aux applaudissements nourris des Cubains.

         Hébétés de décalage horaire, on nous débarque sur le tarmac, on nous aligne le long de l’avion où avec une vigoureuse autorité, la Militaire, officiel officier désormais de l’armée cubaine, parade, semble nous passer en revue tels de bons petits soldats, imposant le silence aux bavards étonnés. Puis, comme meneuse de revue, elle désigne d’une altière poigne l’équipage qui descend lentement les escaliers du cockpit et, de l’autre, paume à l’air, elle appelle nos applaudissements, puis d’un doigt vigoureux, pointant le pilote en chef, dans cette cérémonie improvisée, déclame avec emphase, se frappant la poitrine métalliquement médaillée :

         « Estas medallas, me las gané guerreando en la tierra de Angola. Pero más se las merece él luchando en los aires ! »

         Et, joignant le geste grandiose à la parole héroïque, s’arrachant du poitrail ses médailles avouées gagnées en Angola, elle les lança théâtralement au pilote qui les avait mieux méritées dans les airs comme elle avait dit, qui n’eut pas assez de ses deux mains pour les rattraper, au vol bien sûr.

La Havane

Sommeilleuses vapeurs du décalage horaire ? La moiteur d’un orage tropical qui s’évapore nimbe la ville d’un brumeux halo de rêve, estompant les arêtes de la rationalité. La densité de la chaleur semble éparpillée par le vent qui se lève et, lavé par la pluie, le ciel humide sèche son bleu au soleil. Puis un soleil criard assourdira la vue, très vite estompé par l’éponge d’un nuage.

La Havane est une ville intime et monumentale. Témoin de menaces corsaires et de puissances maritimes rivales, son système de fortification est le plus vaste et le plus ancien des Amériques : les citadelles presque symétriques du Morro et de la Punta  sont les sentinelles gardant l’entrée de l’étroit canal d’accès au port : la forteresse la Cabaña sur la rive est et le château de la Real Fuerza sur la rive ouest complètent un dispositif de verrouillage serré du port, sorte de lac intérieur, essentiel autrefois à l’empire colonial espagnol, chantier naval vital, relai obligé entre les territoires de Terre ferme du Mexique et de l’Amérique du sud.

À l’intérieur des fortifications, la vieille ville étale ses quartiers découpés en rues perpendiculaires des cités coloniales espagnoles sur le plan romain, s’ouvre de cinq places ornées de monuments historiques, dont celle de la cathédrale. Sa façade légèrement concave est flanquée de deux clochers symétriques mais inégaux en largeur qui, tel un livre d’enfant pliable déroulé à partir de ces sortes de rouleaux de manuscrit, offre une façade articulée en deux niveaux rythmés de colonnes engagées dont le relief joue en ombre et lumière selon l’heure du jour, pure scénographie des bâtiments baroques.

À deux pas, faute de vin de messe, mal vue alors, la fameuse taverne, chère à Hemingway, la Bodeguita del Medio au célèbre mojito, daïquiri réservé au Floridita.

D’autres monuments, églises, palais de ce style —qui aura un grand essor dans l’Amérique espagnole mais avec des modalités locales originales— paraîtraient presque austères de simplicité, n’était-ce, sur le fronton pur de leurs nobles façades blasonnées, le solfège diffus des folles vignes vierges et, aux portes, des grilles arachnéennes qui roulent, enroulent et déroulent leurs entrelacs délicats d’harmonieuse végétation métallique, et le jet d’eau végétal de palmiers dépassant d’ombreuses cours intérieures.

Les vieux quartiers du port étagent leurs ruelles rectilignes qui semblent monter, doucement, vers le ciel. N’était-ce une blancheur dégradée d’humidité (aujourd’hui fardée de teintes de bonbons acidulés de villes italiennes), on se croirait dans quelque village andalou avec la perspective montante vers l’azur, de balcons en bois tourné, en encorbellement, fermés de mystérieuses galeries, et des oiseaux inscrits en notes de musique sur la portée des fils électriques rayant l’horizon.

Les clôtures d’entrée des patios profonds seraient aussi à l’andalouse n’était-ce, au-delà du creux secret de la cour du jardin, la porte d’accès à la demeure surmontée de la poésie vitrée d’un abanico, un éventail ouvert, une imposte multicolore telle une aile de papillon, un arc-en-ciel de verre laissant filtrer le spectre versicolore d’une lumière douce à l’ombre fraîche de la demeure. Une Andalousie moins rigide, moins austère, qui aurait reçu, comme dans l’accent espagnol local, l’inflexion alanguie du créole, la charmeuse nostalgie du mulâtre, la verdâtre patine enfin d’un air voluptueux ivre d’humidité. Le moindre mur gris semble se végétaliser par la grâce d’une atmosphère qui fait mêler parfois aux rides des pavés, le rire d’une fleur.

On déambule à l’ombre rêveuse d’arcades comme des paupières pudiquement baissées sous l’éclatant soleil des façades réfléchissantes, ourlant de leurs festons les rues rectilignes scandées d’une forêt de colonnes. Leur rigueur verticale et l’éternité de pierre opaque est adoucie —bars, boutiques nichés dans le creux de leur ombre, sous l’aile d’une arcade— par de soudaines fragiles vitrines, des vitraux Art Nouveau qui semblent bercer, onduler la luxuriance de leurs lignes féminines alanguies aux langoureuses cadences des voluptueuses habaneras d’avant 1898, année de la perte de Cuba par l’Espagne, sa dernière colonie. La profusion plus tardive de l’Art Déco ou Liberty, avec ses formes épurées, en pleine néo-colonisation américaine déguisée, m’apparaît une linéaire stylisation aiguisée, gominée, bien peignée, de la géométrie du tango ou une empreinte graphique de la musique syncopée du jazz, du fox-trot, du charleston.

         On est arraché au charme colonial espagnol en redescendant vers le Malecón, longue jetée de huit kilomètres qui, à même le boulevard de front de mer, de son parapet, borde la ville sur l’océan, contenant le chaos débordant des vagues de pierre des rochers du brise-lames, en arrêtant les déferlantes sauf les jours où l’ouragan longuement roule la houle, les rouleaux, puis les déroule violemment par-dessus le défi du muret, déployant des flots déchaînés de draperies écumeuses de rage.

La perspective offre à l’ouest, en horizon lointain vertical, les silhouettes des gratte-ciels et bâtiments modernes du Nuevo Vedado, vaste quartier résidentiel et commercial et, à l’horizontale, la masse de l’hôtel Nacional.

Hôtel Nacional

Perché sur une colline, dominant à l’ouest ville et mer, deux immenses croix grecques collées pour structure, de style éclectique, espagnol, classique, Art Déco, monument emblématique de La Havane, l’hôtel Nacional est le témoin debout des fastes des années 30 à la Révolution.

Forteresse au-dehors rythmant ses façades d’imperturbables lignes de fenêtres sur huit étages, palais, disons palace somptueux à l’intérieur, il alignait salons, salles de bal, de fêtes, de jeux, un monde tapageur doublé de chambres discrètes pour d’autres jeux : lucre, luxe, luxure et luxuriance d’une végétation tropicale domptée dans son parc face à la mer où le ciel s’abreuve dans le miroir d’une piscine.

L’austère Révolution inflige à notre aspiration de sobriété de travailleurs bénévoles pour une bonne cause l’accablante générosité du plus luxueux hôtel de la Havane, monument historique classé par l’UNESCO, où se sont succédé des monarques européens, des politiques mondiaux comme Winston Churchill, des mondains oisifs, le duc et la duchesse de Windsor, des écrivains tels Hemingway et les latino-américains et la crème des stars hollywoodiennes de Rita Hayworth à Fred Astaire, d’Ava Gardner à Marlon Brando en passant par Frank Sinatra. Ce dernier semble-t-il passeur de valises d’argent sale de la mafia italo-américaine qui en faisait aussi son quartier général à une prudente distance des États-Unis.

 Elle y tint même ouvertement, à partir du 20 décembre 1946, l’officielle et fameuse Conférence de la Havane, sulfureux sommet mafieux présidé par Lucky Luciano, y convoquant en monarque les familles mafieuses de New York, du New Jersey, de Buffalo, de Chicago, de la Nouvelle-Orléans et de Floride pour organiser la gestion des casinos de Las Vegas, Bahamas et Cuba, des bordels attenants, et se partager les fiefs du crime organisé. Sinatra animait les soirées de gala.

La Révolution, avide de pureté avant de devenir puritaine, décida l’éradication des casinos et des bordels et le seul l’héritage aujourd’hui de cette mafia dans le Nacional est une absence de numéro 17, chiffre porte-malheur de la superstition italienne. Mais, sans nulle superstition, impossibilité de passage d’un étage à l’autre par les escaliers, fermés de grilles, nécessité pour s’y mouvoir de ne prendre que l’ascenseur avec un liftier officiel —et officier surveillant les allées et venues des hôtes : sombre préfiguration de la bascule autoritaire du régime clos sur lui-même et peut-être des plaisirs secrets, publiquement inavouables au puritanisme officiel de la Révolution.

Chez un peuple hédoniste, sensuel, l’amour libre, difficile à toujours concrétiser dans les lieux clos d’hôtels contrôlés soumis à file d’attente, devient pratiquement l’amour à l’air libre : du moins tout ce qu’on peut plus ou moins furtivement faire en extérieur sans outrage public à la pudeur. Ainsi, le Malecón, s’érige en plus grand canapé du monde : des couples d’amoureux, tête du garçon couché sur le giron de la fille assise, ou tendrement enlacés, nonchalamment allongés sur ce commode muret, y rêvent et flirtent à loisir dans les gradations érotiques permises par celles de l’ombre tombante, du crépuscule où le soleil se meurt lentement dans une flaque posée au pied des rochers, à la nuit où la lune prend le relais, avant que le soleil ne prenne la relève.

Le Nuevo Vedado et Marianao, malgré les numéros et les lettres des rues perpendiculaires qui les identifient à l’américaine, à côté de bâtiments de style éclectique et des gratte-ciels, plongent par endroits le visiteur dans le dépaysement historique d’une Rome antique qui aurait conservé la grâce d’une mesure humaine, toute athénienne, dans ces petites villas à péristyle : sur un ou deux étages, en longue perspective nébuleuse, ces demeures à fines colonnettes  ioniennes, corinthiennes à chapiteaux à volutes, avec des arcs, des arcades, des architraves et des entablements à frise que l’on devine ou entrevoit à travers le nuage onirique d’une végétation de tamariniers et de palétuviers qui débordent en molles vagues sur la rue. Un rêve de Palladio à l’échelle tendre de proportions qui auraient abdiqué la grandeur héroïque monumentale pour la simple douceur de vivre.


Rues désertes à l’heure chaude du jour, silence minéral, géométrique, des tableaux des cités de Chirico ou des projets de villes idéales de Piero della Francesca lorsque ma compagne sort de l’ombre pour jauger un ensemble, se fige, et le bleu pur du ciel tombe sur ses épaules.

 



[1] Voir Révolution poétique et Poésie révolutionnaire. Cuba à travers les poètes de la Révolution (1956-1977), Introduction, notes et traduction de Benito Pelegrín, SUD, n° 22/23, édition bilingue, Marseille, Éditions Rijois, 1978, 277 pages.

 

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